24 sept. 2010

La dangereuse aventure du créole graffiti

La question ou le choix de la graphie du créole n'a guère été posé et encore moins débattu alors qu'un pseudo-débat tend à avoir lieu sur la place de l'utilisation de cette langue au sein de la société mauricienne. Cette démarche est bien inquiétante au même titre que la question de l'introduction du créole dans l'enseignement et dont les enjeux n'ont jamais été bien pesés de fond en comble. Une controverse portant sur le créole a toutefois eu lieu et mais celle-ci a été uniquement tributaire d'un discours à forte prédominance idéologique au détriment d'une analyse attentive et éclairée.

La graphie du créole

Depuis quelques années une nouvelle graphie semble se répandre et s'imposer à l'encontre de l'écriture traditionnelle du créole. C'est une graphie en apparence phonétique mais loin d'emprunter cette dernière logique qui obéit à des règles internationales bien précises. Le créole phonétique mauricien s'évertue à écrire "kreol" au lieu de "créole" et est dénommé par certains comme le créole "K", le créole dit graffiti ou encore morisyen. Il s'agit d'une graphie de l'extrême gauche en opposition à un créole "C" que nous dénommons comme la graphie latiniste ou traditionnelle.

La graphie "K" méconnaît la dynamique réelle du créole. Elle s'inscrit dans un refus idéologique du lien de filiation qu'entretient le créole mauricien avec la langue française. Même si elle emprunte une phonétisation plus ou moins francophone encore, elle se pose comme une défrancisation obscurantiste. Elle tire sa force davantage en se donnant l'image d'un faux militantisme idéologique, en masquant les vrais enjeux et critères qui doivent retenir l'attention du Mauricien averti, en voulant rendre le créole comme une langue qui pourrait vraiment emprunter des signifiants exprimant un univers non atrophié.

Le double univers de sens du créole mauricien

Si l'on oppose traditionnellement les langues en tant que systèmes quelque peu hermétiques entre elles, le créole mauricien se parle et se lit sur un univers double et perméable du sens. Le locuteur créole mauricien emploie en permanence une fusion de deux univers herméneutiques en de multiples façons, consciemment ou inconsciemment. Le code linguistique créole emprunte impérativement des horizons du sens du français et l'invoque dans son parler quotidien - étant avant tout un créole français (en opposition à d'autres créoles, tels ceux hispanophones ou anglophones), s'inscrivant dans la francophonie. Il y a fluidité du sens d'un système linguistique à un autre, une stratégie locutoire propre et nécessaire au mauricien.

Le créole poli et savant est celui qui se rapproche le plus de cette toile en amont du français qui sert d'horizon herméneutique à la locution créole. La variation de registre s'inscrit ainsi entre la distance qui s'apprécie entre les deux univers que nous avons évoqués. Le phénomène est peut-être incompréhensible pour un unilingue russe ou anglais mais immédiatement compris par un Mauricien qui le vit quotidiennement.

Ne pas reconnaître cette dynamique spécifique du créole conduirait à la mise en place d'une politique obscurantiste.

L'appauvrissement lexical

C'est en ce sens que la graphie pseudo-phonétique devient un cheval de Troie pour une écriture du créole, car elle n'est au fait qu'un drainage de l'épaisseur savante du parler mauricien tant en ce qui concerne l'acquis conceptuel et civilisateur, qu'une dépatrimonialisation linguistique inculte. Elle entraînerait, à terme, une rupture avec toute l'histoire et richesse de la langue française dont le créole a besoin pour exister et de laquelle il puise sa dynamique. Elle ferait croire au Mauricien que le terme, par exemple, de "montagne" n'a rien à faire avec le terme correspondant français… La lexicalisation du monde créole serait ainsi primaire et originaire, le commencement d'une aventure linguistique sans passé. Or il s'agit d'un obscurantisme idéologique privant le locuteur mauricien de toutes les grandes ressources linguistiques (dont l'étymologie) comme support qui ouvre les possibilités génératives ordonnées et cultivées d'une production locutoire.

Cette attitude foncièrement idéologique du graphisme pseudo-phonétique entraîne ainsi une dé-lexicalisation dangereuse du créole. S'y pose la défiguration et disparition des termes savants, des concepts et des tournures de l'esprit, qui ne peuvent se dire en créole qu'en empruntant un idiome français créolisé. Tout l'apport de l'esprit - au-delà d'une simple vocalisation langagière à la mauricienne - ne peut se faire qu'en empruntant et en donnant cours à un créole francisé, à un français qui sert de texte de fond du discours créole.

Notons aussi, en passant, que cette graphie pseudo-phonétique cache des contradictions internes : le pluriel peut-il prendre le signe français "s" ? (ou alors, en créole 100 "roupies" et une "roupie" ne sont que "roupie" ?) ; comment conceptualiser une normalisation grammaticale si ce n'est qu'en ayant recours aux concepts descriptifs, ou pour certains, génératifs du paradigme latinisant, dont le français ?

La spécificité mauricienne

A Maurice, les configurations linguistiques sont marquées, d'une part, par l'usage presque exclusif de l'anglais au sein de l'Administration, et, un discours idéologique à la haïtienne (un créole entraînant une fermeture au savoir et un abêtissement du peuple), d'autre part. Celles-ci sont en outre conjuguées au fait que le français ne jouit pas du statut de langue d'enseignement alors qu'il serait plus fidèle à la réalité mauricienne. S'il en était ainsi, le français acquerrait une importance capitale dès lors que l'on reconnaîtrait son rôle de sens transcendantal (plus ou moins phénoménologique) dans la dynamique du créole mauricien. Il est une langue en filigrane mais bien présente dans la lexicalisation directe du monde par le Mauricien et une conceptualisation source dans le découpage et la compréhension de l'être-au-monde. En l'état actuel, la réalité linguistique mauricienne est marquée par des fractures et des aliénations linguistiques qui influent sur le génie de la nation mauricienne que l'on évite d'apprécier.

Dans le contexte institutionnel mauricien, l'écriture pseudo-phonétique du créole se présente comme un danger d'enfermement. Elle s'écrirait comme dans un vide herméneutique, dans une rupture totale avec son lien français, comme un faux substitut à celui-ci. Elle imprime la rupture avec le fond français et propose l'herméticité d'une graphie créole. Cette écriture ne peut alors que conduire vers une rupture du savoir et à une fermeture au monde et à l'horizon transcendantal du français. Le patrimoine linguistique français est, en réalité, celui de tous les Mauriciens, sans exception, qui doit être réclamé en tant que tel, mais, bien entendu, avec l'avantage de l'histoire, qui donne une forme mauricienne au français et qui lui a donné un créole francophone. Celui-ci s'inscrit dans le continuum de cette langue romane, d'où émane sa richesse et sa sagesse. C'est alors à bon droit que le créole continuera d'emprunter une notation latiniste.

Par opposition, une graphie latiniste du créole (celle de l'écriture du créole traditionnel, le créole "C"), conservant là où peut se faire une orthographe française, permet au Mauricien, même faiblement scolarisé, d'ouvrir un dictionnaire français ou une encyclopédie, de lire un journal, de s'instruire de ses droits et de se lier au grand monde (possibilité que la graphie pseudo-phonétique lui refuse). Le monde moderne repose institutionnellement sur le XVIIIe et XIXe siècle, forgé par une Europe francophone. C'est ici un avantage du Mauricien que de pouvoir accéder directement à la construction du monde moderne, de façon quasi-native, qu'une graphie latiniste doit conforter, mais que lui refuse une graphie "K". Cette possibilité est fermée à d'autres peuples qui n'ont pas le français, même en tant que dialecte ou créole, comme langue primaire.

Lien avec le français et le latin

Une graphie du créole, au final, doit être lisible, et doit être acceptée par le monde savant. Elle doit s'inscrire dans un pragmatisme contextuel, tout en facilitant l'accès à la connaissance. Elle doit opter pour l'ouverture et l'épanouissement même de son signe, et non pour sa fermeture et son atrophie. Ce n'est que la graphie traditionnelle qui peut prendre en charge ces critères. Il faut aussi savoir que l'économie mauricienne repose en grande partie sur le tourisme. Il y a lieu d'avoir une approche pragmatique et de prendre en compte l'image et l'accessibilité des étrangers et touristes, surtout francophones, au créole et à la nation mauricienne dans le but du rayonnement et l'épanouissement de celle-ci. Le créole mauricien en tant que représentant du créole de l'océan Indien ne pourrait que s'appuyer sur une graphie uniforme francophone pour une meilleure reconnaissance d'elle-même et des autres parlers créolophones voisins.

Pour nombre de lecteurs mauriciens, la graphie "K" représente une pause de lecture, un arrêt, parfois une déroute, qui l'arrache à sa logique orthographique francophone. L'accessibilité et le décryptage du créole n'y gagnent en rien, mais souffrent plutôt d'un rejet. Son écriture ne se démarque qu'en opposition au grand monde ouvert à la connaissance. La graphie "K" n'est pas une normalisation grammaticale ni ne participe d'une orthographe sécuritaire et démocratique dans la mesure où elle serait toujours la marque des choix individuels et sur laquelle un consensus uniforme serait impossible. Elle privilégierait la rupture au lieu de la continuité. Elle ne peut séduire que quelques-uns comme un idiome non réglementé, donc présentant une liberté comme étant sans normes, donc sans faute ; cette séduction est trompeuse. Car il existerait une certaine réglementation et une certaine normalisation.

La graphie "K" rend le créole sans passé, en niant son lien avec le français et le latin, telle une créature bâtarde de l'histoire en mal de légitimité, sans racines et peut-être en cela sans futur.

L'écriture phonétique n'est qu'une écriture technique à des buts limités. A Maurice, elle est empreinte d'une vision idéologique qui entraînerait des conséquences graves pour la génération de demain. Pourtant, les journaux parus à Maurice s'adonnent de plus en plus à cette graphie, une pratique que nous ne pouvons que regretter et condamner fermement. Elle ne conduira qu'à l'aliénation du peuple et provoquera une grande fracture linguistique entre ceux qui maîtrisent les langues internationales et ceux réduits à la seule langue créole phonétique. Dût-on l'écrire, le créole doit impérativement retrouver sa graphie traditionnelle. La presse écrite, qui a joué un rôle primordial dans la défense de la démocratie et la construction de la nation mauricienne est aussi le gardien de la forme littéraire de notre société. Elle doit assumer cette fonction de manière responsable.

Riyad Dookhy

Barrister (Londres)

(Publié in Le Mauricien, 23 et 24 septembre 2010, forum)