24 août 2008

Le cri en défense de Port-Louis, la Capitale

La ville de Port-Louis ne date pas d’hier. Ce lieu que l’histoire, très tôt déjà, consacrera un avenir prometteur, est constitutif de la nation mauricienne elle-même.

Dès 1729, elle acquit une épaisseur historique importante et se révèle comme un futur destin national en devenant la capitale administrative et un port principal. Déjà, son avènement réunira, ce qui se démontre être de son ressort unique et à jamais égalé sur le territoire mauricien, deux lois universelles des lieux bâtisseurs de nations, une rencontre du pouvoir (ou des pouvoirs) et de la finance (ou les sources possibles et structurantes de l’économie), unique carrefour permettant l’espoir d'un futur, d'un peuple et des citoyens à venir, dont nous ne faisons que partie aujourd'hui. Cette vocation spécifique, et unique sur la métropole mauricienne, est encore ce qui lui dote une stature exceptionnelle, que ne peuvent rivaliser une autre ville, ni une idée d'une capitale artificielle à reconstruire.

En ce sens, l’Hôtel du Gouvernement demeure l’enceinte emblématique de cette vision bien portlouisienne des choses, qui faisait de Port-Louis le centre d’un petit empire régnant sur les Mascareignes et par conséquent, d'une localité qui dépasse ses confins même. Pour autant qu’il soit admis aujourd'hui au rang de monument national, cette reconnaissance de l’Hôtel historique ne restitue pas toutefois l’ambition qui l’anime. Pourtant, l’emblème, dans ses dimensions fugitives, est une conception du devenir mauricien, qui est l’héritage de tous les citoyens d'aujourd'hui, un avoir, un acquis.

Port-Louis devint une cité, sous un silence transitoire. Par concession officielle (‘Formal Grant’) de la Reine, annoncée par le Gouverneur Sir John Shaw Rennie, le 25 aôut 1964, reçue pleinement le 28 août 1966 par le Conseil municipal de Port-Louis, faisant suite à une triple considération, notamment: (1) la dimension, dignité et l’importance de la ville; (2) la part importante que joue l’autorité municipale dans l’administration des services et dans sa capacité à s’en tenir responsable et efficace et enfin (3) dans l’autonomie municipale en question, l’administration londonienne complète la part de l'histoire que jouera Port-Louis (vide, Port-Louis – Handbook of the City Council, The Mauritius Printing Co. Ltd, 1966, pp. 57).

Si la cité dénote un ensemble de paramètres chiffrés à prendre en compte, et une vision urbaniste classique de l’espace s’attestant comme le nœud de la politique et de l’économique, elle nous retient plus dans sa dignité urbaine comme principe d’accumulation et de rayonnement des structures constituantes d'une société que permet un espace donné. Au sortir du XXe siècle, Port-Louis n’a connu qu’un renforcement de cette dimension capitulaire de lui-même, revêtu de la dignité de cité. De sorte que, d'une ville constitutive de la nation, Port-Louis devient la capitale structurante de la République.

Ce bref rappel - pour réducteur qu’il soit des réalités complexes en jeu que nous ne pouvons ici évoquer - d'un parcours historique de Port-Louis nous a semblé nécessaire pour mettre en relief un point clé: le sort de Port-Louis est lié au sort de la nation mauricienne, et le rayonnement de celui-ci fera la reconnaissance de celle-là. À tous points de rencontre historique, (les anglais au XIXe siècle, le tournant du XXe siècle, la prise de conscience d'un Mahatma Gandhi dans les rues de Port-Louis, de la dimension profonde et exemplaire de la société mauricienne en 1901 – vide, Deolall Thacoor, Mahatma Gandhi in Mauritius, The Royal Printing, 1970,- et tant d'autres qu’on ne saurait évoquer ici) la conscience de cette ville-carrefour interpellait ainsi, pour ce qu’elle ne fut pas exprimée en ces termes-ci, n’en est pas pour autant absente, de ce lien entre la société mauricienne et sa capitale aux dimensions qui lui dépassent.

En contrepartie, le délaissement de Port-Louis, en l’état actuel des choses, dans la démarche d'une compréhension géostratégique nationale et régionale, sera synonyme de la mort d'une certaine idée de la nouvelle entité mauricienne, tout comme, et à titre de comparaison uniquement, l’abandon d'un Londres serait aussi la mort du Royaume-Uni comme il s’est incarné et ce qui a fait son principe d'être, ou encore, celui d'autres grandes capitales géostratégiques d'aujourd'hui, tel Paris, New York, et tant d'autres.

Décision-blitz menaçant l’acquis historique et géostratégique.

L’’intérêt d'une nation est de s’entendre avec la Capitale qui la porte.

Il nous parait donc, dépourvu de tout bon sens, que le Conseil des ministres du gouvernement actuel décide, faisant impasse sur les voies de réflexions que demandent des grandes décisions, de ‘délocaliser’ les institutions de la capitale (le Parlement, la Cour suprême, la Police, 70 départements et le pouvoir politique) à Highlands, une décision aux facettes des plus surprenantes les unes des autres. Pour n’en évoquer ici que quelques unes, cette ‘délocalisation’ nécessiterait des investissements estimés d’environ 3 milliards de dollars (alors qu’à la simple réflexion, a priori, une poignée même de dollars manque pour rénover quelques infrastructures rudimentaires de la Capitale); ou encore que divers organismes sont retenus en guise de conseil qui ne perçoivent en rien la réalité et l’âme de la situation mauricienne, dont la CRISIL Infrastructure Advisory de l’Inde et un certain rapport malaysien, qui pour être de l'autre bout du monde, ne sont en rien habilités à nous éclairer sur notre devenir mauricien. Sans que le public n’a eu conscience de l’événement, ni de la gravité dont il sera question ici, le « vice-Premier ministre » et ministre des Finances, Rama Sithanen, a même participé à des présentations internationales d'un projet qui soit nettement moins clairvoyant et réaliste que ceux dont il convoite un appui financier.

A la réflexion, cette décision du Conseil des Ministres est grave et alarmante sur divers plans. Nous ne pouvons ici qu’évoquer quelques points saillants autour de cette décision.

Dès l’abord, toutefois, c'est une décision inconstitutionnelle (3) et suspecte (4). Mais bien plus, elle révèle la fragilité des institutions mauriciennes dans une version radicale; ce n'est pas les institutions mêmes qui deviennent cible d'une politique douteuse, mais toute la matrice qui leur permet d’exister (2). Elle révèle une incompétence plus réelle qu’imaginaire, car les décisions sérieuses, touchant les bases mêmes de la nation mauricienne, sont prises sans réflexion sérieuse et sans que le peuple ne soit invité à y participer, pour peut-être palier au manque de réflexions des décisionnaires. Mais le mal est, pour ainsi dire, plus inquiétant, car, au-delà de son inconstitutionnalité patente, elle révèle un constant d'un à la va-vite décisionnel, sans que soit même posé et réfléchi le cadre d'un problème qui, en l’occurrence, serait plutôt fictif et relèverait d'une toute autre nature, celle de la bonne planification des choses (1), dévoilant ainsi à l’œuvre une logique captive d'une certaine perversion mauricienne, en passe de devenir le propre de l’Administration. Il n'est que trop surprenant qu’une décision qui touche tout le monde, tous les mauriciens, et non seulement les Portlouisiens, ne soit pas mis sur une table ronde publique. Même si la démocratie mauricienne n’a jamais été sérieusement définie, ce serait ici une pratique totalitaire qu’il ne s'agit pas de prendre à la légère.

(1) Quand l’incompréhension enfante des fictions

Le problème de la circulation routière.

La revendication simpliste, d’apparence post-décisionnelle, de cette décision-blitz relèverait du motif que Port-Louis serait aux prises avec des ‘problèmes de circulation’, et donc toute solution consisterait en adoptant une attitude de fuite devant elle.

Il n'est nullement l’intention ici de nier une certaine difficulté de circulation routière ponctuelle et restrictivement localisée, au sujet du tout Port-Louis, comme, d'ailleurs, il en existe, plus grave, et de dimensions mille fois composées, au sujet des grandes villes. Il n’en reste pas moins que la sagesse des grandes villes et leurs manières de comprendre les facteurs en jeu se démarquent d’une mécompréhension suicidaire dont témoignerait cet illogisme de facture mauricienne.

En effet, tout pays en voie de développement, et même des pays développés, sont amenés par la force des choses, et nécessairement ainsi, à connaître le phénomène de l’urbanisation, ou plus précisément, ce que certains dénommeraient de nos jours comme la métropolisation. Qu’il soit suffisant, ici, d’évoquer un principe largement reconnu : la marche vers le développement se fait de pair avec une certaine métropolisation; les plus grandes puissances du monde sont des métropoles, ou plutôt des mégapoles. Une société prospère, en toute logique, s’inscrit dans sa métropolisation, ou encore dans sa mégapolisation. Bien des facteurs expliqueront ce constat généralisé, que nous ne pouvons évoquer ici. Qu’il nous soit suffisant encore une fois de simplement cerner une règle qui préside au phénomène, celle qui se donne dans le tissage qui règne dans une métropole entre les centres du pouvoir, de l’agir, de la création, de la stabilité et de la mouvance. S’y ajoutent, les sources et les ressources financières, sous l’égide des institutions juridiques accessibles. La métropole, la capitale, est finalement un tout se donnant dans une dimension esthétique d’elle-même, dans une conscience dirigée que la métropole renvoie au peuple, comportant non moins une dimension de valeurs nécessaire dans un devenir de soi.

Le développement par métropolisation conduit de façon tout à fait naturelle à une concentration ou hyper-concentration des circuits d’itinéraires vers la métropole en question. Une métropole n’est pas plus alors une campagne de loisirs, bien que des tentatives furent entreprises pour combiner les deux espaces en questions, essayant d’accoucher des formes métropolitaines cachant des campagnes internes - (ainsi les grands parcs, par exemple, le Hyde Park de Londres, ou le Central Park de New York, et initialement le jardin de la Compagnie de Port-Louis) - mais ceci ne peut être qu’à la suite d'une conscience aigue d'un d’aménagement urbain qui s’impose. Mais cette vision ne saurait nier en quoique ce soit qu’une métropole est avant tout une activité en effervescence, sérieuse, dense, et permanente. Dans tous les cas, il n’existe pas de ville au monde qui ne connait pas une situation de trafic routier à aménager, sans pour autant qu’elle devient le théâtre, et le motif d'une ‘délocalisation’. La circulation dense est, au contraire, le signe de la dynamique sociale. C’est le témoignage de la facture du développement.

Pour ce qu’il s’agit du cas mauricien, le discours à ce sujet n'est pas encore posé dans un vrai cadre de compréhension du phénomène. Le cas portlouisien se distingue des autres villes. Il n'atteint nullement la gravité d'une grande métropole engloutie sous une circulation paralysante. Ce que le gouvernement pose come ‘problème de circulation’ ne serait au fait peut-être que comparable à une ville moyenne aux heures de pointe.

L’aménagement de la circulation routière portlouisienne ne s’exige qu’en ces moments précis. C'est alors que la circulation devient objet de réflexion. Après 19 heures Port-Louis devient une ville fantôme, déserte, telle une science fiction dans laquelle les habitants se seraient volatilisés. Les vrais paramètres du problème sont donc tout autre, localisés dans le temps (heures de pointes) et localisés dans l’espace (les artères cibles). Ils n’ont rien de commun avec la représentation peinte sur ce point, comme étant insurmontable, se situant aux extrémités de la possibilité de la nation, comme un désastre qui atteigne la capitale, devant laquelle la réflexion s’abdique. La représentation officielle démontre plutôt une incapacité de restituer un état de fait nécessaire dans sa propre dimension et, en contrepartie, révèle un symptôme d'une mauvaise planification ou d'une abdication de planification.

La reconnaissance, dans sa dimension exacte, de l’encombrement routier et de la responsabilité de tout gouvernement dans la voie du développement d'un pays, ne peut conduire en aucune façon à une destruction ou délocalisation des institutions d’une capitale, synonyme de fuite et d’incompétence. Au contraire, le défi consiste à allier les forces de la ‘métropolisation’ d'une capitale, avec une vision du développement. Il faut se rappeler que ce qui se délocalise aujourd'hui, se délocalisera peut-être demain, faute de pouvoir comprendre le phénomène à l’œuvre, et faut de pouvoir répondre à la responsabilité de la planification urbaine qui s’exige.

Nous ne pouvons ici faire état du désastre économique qu’encours une telle décision. Bornons-nous, simplement, à souligner que dans le fractionnement de Port-Louis, il est à anticiper un coût négatif énorme qui pèsera sur le futur mauricien, car les élans du développement seront atteints.

Au petit problème de circulation physique des gens (qui ne demande que quelques mesures simples mais avec l’esprit d'une bonne administration), l’on détruirait l’apport constitutif de la capitale qui est la grande circulation, c'est-à-dire le grand mouvement économique, socio-culturel et politique. C’est toute la vie du pays face à lui-même et au monde que projette en version du possible une capitale. Cette version du possible n’est au fait que celle de son progrès. Les villes mourront pour ceux qui ne pourront comprendre des phénomènes universels qui ne demandent qu’à être gérer.

Jadis les voies de circulation remplissaient deux fonctions essentielles, celle de permettre la circulation physique, et celle du morcellement du sol. De nos jours, elle est espace de rationalité avant tout, qui la constitue, et la double. On n’a qu’à songer à une démarche comme le sens unique de circulation, ou le carrefour à giration, ou encore les voies superposées. Ce sont des mimétiques simples de la pensée, qui s’associent au développement d'un lieu donné et le favorisent. Sur les vertèbres du sol de la ville, se superpose toute une construction rationnelle de l’espace, tant en espace rationnelle que la rationalité de l’espace. Cet espace rationnel devient la marque de la cité et sa capacité à se comprendre elle-même, et donc sa capacité à se produire en destin mauricien. C'est ainsi que les capitales qui ont pu se parler, se comprendre, se permettent une rationalisation d'un infra-espace même (par exemple, celui de la construction des rails métropolitains sous terre).

2. Le meurtre de la matrice institutionnelle

L’enjeu de Port-Louis n'est peut-être pas tant d’imiter les grandes métropoles que de pouvoir se poser et se comprendre comme matrice du projet mauricien. Port-Louis, dans sa dimension capitulaire, ne serait sur le plan du progrès institutionnalisé, ce que Maurice ne pourra être, comme cadre d’existence.

Dans la démarche de se poser comme objet de réflexion, il nous appartient de reconnaître l'être collectif urbain et urbanisant portlouisien (c'est-à-dire cette dynamique moderne de développement qui se manifeste, et en ce sens très diurnal et nomadique) et son nécessaire accord avec un espace urbain appelé à se matérialiser en son sein même. Le développement mauricien se tient justement ici. C'est ce qui rendrait possibles des manifestations économiques uniques.

La Grande circulation permet le développement intellectuel et économique et esthétique. A bien la comprendre, elle permet aussi la petite circulation, celle que le Conseil des ministres méprend comme étant un ‘problème de circulation’ tout court.

Il serait moins couteux de régler les faux problèmes de Port-Louis, qui découle d'une incompétence, que de solutionner une abdication de la part du Conseil des ministres, suicidaire pour le nouvel État mauricien. Tuer Port-Louis par le biais de cette ‘délocalisation’ serait, au fait, tuer Maurice. En termes économique, ce serait une régression grave.

3. L’inconstitutionnalité usurpatrice.

Sur un tout autre aspect, cette décision du Conseil des ministres révèle comment l'État mauricien peut à tout moment basculer dans une grande instabilité et peut devenir un régime totalitaire. Nous avons évoqué dans le passé l’instabilité même des institutions de Maurice.

Il est ici un exemple spécifique, pris dans le secret d'un bureau au sujet d'une décision qui pourtant touche la démocratie, le peuple dans son ensemble. Cette décision aurait exigé un débat national. Aussi, il n’existe pas de voix contestataire de l’opposition, ni celle d'un journalisme sérieux.

Les modalités structurelles de la prise de cette décision porte aussi la marque d'un vice d’inconstitutionnalité. Outre qu’il n’existe pas ici des voies de consultation du peuple dans son ensemble comme évoquée, les éléments d'une décision de cette envergure ne peuvent s’appuyer que sur une grande politique de consultation des acteurs institutionnels concernés. D'abord, la collectivité territoriale en question. Si la capitale est une cité par concession royale, un statut juridique qui demeure le cas aujourd'hui, elle est par conséquent une collectivité autonome, avec ses spécificités. Il lui appartient d'abord d’établir un constat sur les points qui sont de son ressort (et non pas, en l’occurrence, un groupe malaysien ou autre). L’urbanisation ou la contre-urbanisation de Port-Louis à l’aube du XXIe siècle l’interpelle, la ravirait ou l’angoisserait. Le saut décisionnel exercé par le Conseil des ministres ouvre l’interrogation sur le champ des pouvoirs dont dispose celui-ci et quant à son incompétence juridique à prendre certaines décisions.

Mais, nous ne pouvons ici évoquer la technicité juridique qui s’impose. Il suffirait toutefois de mettre en relief certains aspects logiques.

La rupture démocratique se fait sentir peut-être plus facilement s’agissant le cas de la cour de justice qui serait délocalisée dans le cadre de ce projet. Cette part de la décision est la plus préoccupante. Elle constitue une atteinte à la séparation des pouvoirs et aux fondements de la démocratie. Le judiciaire ne peut être sous le contrôle du gouvernement, sauf à basculer dans une dictature, dans un régime totalitaire. Enlever une cour de justice de la capitale constitue une atteinte grave à la démocratie mauricienne, et à la séparation des pouvoirs, en ce sens que la décision ne reconnait pas l’indépendance de la cour de justice, ne serait-ce que pour manque de l’avoir consultée sur un projet qui la concerne. Une cour de justice n'est pas une masse de pierre. Elle est le pivot, la gardienne de la démocratie. Sa possibilité de fonctionner dépend d'une réflexion complexe, à commencer par une localité qui est sanctifiée par une rationalité juridique territorialisée. C’est ainsi interférer dans une architecture juridique qui est du ressort du judiciaire et des juristes.

Sur un rapprochement plus appliqué sur la possibilité de fonctionner de la justice, des interrogations, comme entre autres, l’accès à la justice ont droit de citer. L’accès à la justice est le droit de tout citoyen. Délocaliser tout un réseau de cours (dans sa signification juridique, en ce qu’elle comporte comme niveau de juridiction, comme division juridictionnelle, etc.) ne peut se faire sans réflexion préalable. A priori, elle constitue une atteinte directe à l’accès à la justice. Celui-ci constitue une atteinte plus grave comme celle des droits fondamentaux et de grands pans de droit matériels.

La décision des ministres doit être attaquée devant la justice même pour avoir fait basculer les fondations de la démocratie mauricienne.

De plus, le gouvernement n’est pas mandaté pour prendre une telle décision. Ce manque de mandat témoigne encore d'un certain totalitarisme. Le programme gouvernemental lors des élections ne comportait pas un tel programme, et le peuple n’a pas eu l’occasion de se prononcer en la matière. Il n'est donc pas ici question d'une simple décision administrative qui serait le propre d'un Conseil des ministres. C’est une mesure qui assène la stabilité et la bonne marche des structures économique, politique, juridique du peuple mauricien et son acquis de la République.

4. Une décision suspecte

Tout permet à croire que cette décision vise autre chose. Sur le plan formel, la magistrature mauricienne se doit d’être vigilante quant à des délits d’initiés qui se seraient commises (les acheteurs des terrains ayant des connaissances illégales de ce genre, avant l’heure, créant une féodalité capitulaire du Moyen âge). Sur le plan des non-dits, cette décision touche à une réécriture abusive de l’Histoire. C’est sur ce plan peut-être que l’ampleur du stratagème se dévoilerait dans ce qu’il comporte de traumatisant.

L’horizon du futur

Port-Louis, comme beaucoup d'autres lieux, est un acquis national.

Le défi de tout gouvernement est la rencontre du passé dans le présent, d'un passé lourd ou léger, devant l’être collectif du présent. Les grandes capitales sont des succès d'un passé se lisant dans un présent, qui le redouble. Ainsi se justifient les grands projets humanistes des grands jardins, reflet de la conscience du peuple et de ses valeurs. La projection d’une esthétique urbaine n'est au fait que le reflet en filigrane de ce qu’un peuple pourra être, mais ne pourra dépasser. Il n'est pas une anomalie qu’on n’a pu réfléchir à Maurice sur un cadre esthétique mauricien, sur ce qui permit une rencontre temporelle dans sa forme spatiale.

Si Mahé de Labourdonnais (1699-1753), qui nous retient ici uniquement dans sa capacité à urbaniser une île (il arriva le 5 juin 1735), entendait faire de Port-Louis une cité modèle coquette et confortable (vide, Auguste Toussaint, Port-Louis, deux siècles d’histoire (1735-1935), La Typographie Moderne, Port-Louis, 1936), cette vision des choses, est notre acquis aujourd'hui, un acquis de tous les mauriciens et certainement de tous les Portlouisiens, dont nous ne pouvons que perpétuer. Dès son arrivée, La Bourdonnais y avait fixé sa résidence (conformément à l’édit du roi daté du 4 Novembre 1734, in Mahé de La Bourdonnais, Documents réunis par le comité du bi-centenaire de La Bourdonnais, 11 février 1899, Port-Louis, E. Pezzani, rue de la Poudrière, 1899), le chef-lieu d’alors qui le vit toujours levé à quatre heures du matin, le jour suivant les travaux, la nuit travaillant dans son cabinet, pour régler, entre autres, l’anachronique ‘circulation routière’, et selon ses termes propres : « de la facilité de transports dépend la richesse des habitants de tout pays » (p. 21, ibid). La réflexion n'est donc pas nouvelle pour notre Conseil des ministres.

Si on a pu, à tort au à raison, parler d'une ébauche des ‘gratte-ciels’ (du moins l’expression trouva mention dans le ‘Quid’) à Port-Louis, et des quelques projets (dont le front de mer de Caudan), la structure spatiale ‘labourdonnais’ est une structure urbaniste unique de la capitale, qui a conçu sa dimension superstructurelle de la conscience mauricienne. Si pourtant les mauriciens n’auront qu’à réjouir de cet héritage commun, comme ils en héritent d'autres venus d'horizons multiples, il importe à tout gouvernement, à toute mairie, post-labourdonnais, de concevoir une structure d’envergure pour cette capitale qui comme toujours demeure fidèle à sa vocation historique, en devenant la condition de la rencontre du pouvoir et de la finance, condition nécessaire de développement, de richesse et du bien-être du peuple. La dette du mauricien envers sa capitale est ainsi totale. Il n'appartient pas à un gouvernement de causer la fracture de Port-Louis.

Les pays de discontinuité, de révolutions, de ceux des dirigeants qui ont voulu réécrire l’Histoire à leurs manières partisanes, promoteurs des idéologies pernicieuses, de tortures, de massacres, de génocide, ont tous rompu avec les capitales historiques en créant de nouvelles capitales. Les exemples géopolitiques vont dans ce sens. C’est alors une source de grandes instabilités, de régressions culturelles, de destruction de la marche acquise vers la construction d'une identité nationale. C'est aussi la destruction de l’architecture institutionnelle. C'est un recul net devant le devenir humain appelé à s’accomplir dans l'État de droit nouvellement conçu.

L’organisation de la République, dans son reflet capitulaire, celle qu’attend un peuple en devenir de lui-même, dans la spatialisation d'une conscience socio-historique à laquelle nous tous mauriciens nous participons, de gré ou de force, sera peut-être l’illusion de notre modernité mauricienne.

Port-Louis ne se réduit pas à ses aqueducs et ses rues. Il est un défi perpétuel de changement et de progrès. Il est l’image de l’être collectif mauricien qui a besoin de voir une vision de ce lieu qui lui dote son identité, et lui promet son avenir. Port-Louis encore ne se décompose pas facilement en des fonctions administrative, culturelle, économique ou politique, voire juridique ‘délocalisables’ à tout moment. Il est de nos jours le point de rencontre, les possibilités d’être du citoyen mauricien. Dans un pays en devenir, cette possibilité de la capitale pleine est un facteur nécessaire de développement, un devoir de garantie gouvernementale, un devoir constitutionnel. Aujourd'hui la capitale appelle les citoyens à sa défense.

Riyad Dookhy, Avocat