20 sept. 2009

Francophonie et droit: quel avenir?

Francophonie et droit : quel devenir ?

Le droit français et d’inspiration française, pour attractif qu’il soit dans sa substance, rencontre depuis la décolonisation[1] une certaine difficulté à circuler et d’être accueilli, non seulement à l’étranger mais aussi dans des pays membres de la Francophonie. On assiste depuis la deuxième guerre mondiale à une entrée en concurrence sévère de la Common Law, notamment en droit des affaires et plus récemment depuis l’ère informatique, un réel envahissement du droit de l’information dans l’espace juridique francophone.

Une réflexion sur la place du droit français et d’inspiration française[2], que nous qualifierons de « francophonie juridique »[3], dans le monde devient inévitable. Alors que la Francophonie, en tant que communauté linguistique, s’élargit, il y a lieu de s’interroger sur les réels enjeux du rôle du juridique dans le développement de cet espace. Dans la mesure où l’autorité d’une langue tient énormément à sa performance juridique, nous examinerons les éventuelles faiblesses du droit français et d’inspiration française à s’exporter et à être, comme aux siècles précédents, le fil des grandes évolutions du droit. Ensuite pourront être étudiées les solutions possibles et mesures à adopter pour que la francophonie juridique retrouve un essor.

I. Les difficultés à l’exportation de la francophonie juridique

Il nous semble important, pour mieux apprécier ce qui fait aujourd’hui que la francophonie juridique a perdu la place qu’elle occupait autrefois, de porter un rapide regard comparatif sur le droit français et d’inspiration française et la Common Law[4], ce droit envahissant.

La Common Law est pragmatique et ses principes ont été essentiellement développés lors de la recherche des solutions juridiques par le juge aux cas qui lui sont soumis. Jurisprudentielle[5], elle présente l’avantage d’être proche de la réalité, des litiges qui se produisent dans les rapports entre les personnes. Ainsi, elle peut facilement être reprise par les juridictions de la sphère Common Law et les juridictions étrangères. A l’opposé, le droit français et d’inspiration française est puissamment rationnel et a une portée générale. Souvent codifié, il a été élaboré pour un système juridique donné. Son exportation devient difficile surtout si les dirigeants politiques des pays étrangers sont peu enclins à s’en inspirer lors de l’élaboration des lois ou sont hostiles à toute reproduction d’un modèle considéré comme étant étranger.

Ces caractéristiques distinctives des structures de la Common Law et du droit français entraînent des conséquences fondamentales dans le mode de rédaction des décisions de justice. Le style d’une décision des juridictions de Common Law est très vivant et fécond[6]. Le juge explique longuement, parfois même dans un langage simplifié et clair, son raisonnement juridique. Afin que celui-ci puisse être compris dans son contexte, le juge décrit dans le détail les faits auxquels se réfère la décision alors même que ceux-ci n’aient pas donné lieu à un différend entre les parties devant lui[7]. Aussi, en raison de l’importance de l’oralité des débats devant les juridictions de Common Law, les juges font nécessairement référence dans leurs décisions aux moyens de droit étayés par les conseils des parties. Ils passent en revue les principaux arguments pour exposer les motifs, parfois surabondants, pour lesquels ils admettent ou les rejettent5. Un arrêt des juridictions de Common Law ressemble fort bien aux conclusions du commissaire du gouvernement devant le Conseil d’Etat, voire à un article de doctrine.

Autant les lois sont, dans le système de droit français et d’inspiration française, claires et généralement bien faites, autant la motivation des décisions de justice est elliptique sans doute parce que les arrêts de règlements sont interdits[8]. Monsieur le Professeur Xavier BLANC-JOUVAN constate à juste titre que « Il n’est guère contestable, en effet, que la baisse d’influence de notre jurisprudence tient au moins en partie à l’absence de motivation explicite, pour ne pas dire à l’hermétisme, de certains arrêts émanant notamment de la juridiction suprême et aux difficultés qu’éprouvent les juristes étrangers à saisir la pensée des juges; et l’on ne peut que constater, à cet égard, la supériorité du style judiciaire en vigueur dans les pays de Common Law »[9]. En ce sens, la jurisprudence française et des pays francophones doit être davantage élaborée[10].

De nos jours, la jurisprudence occupe une place infiniment prépondérante dans le développement du droit[11]. Avec la mise en place de l’Etat-Providence, les transformations sociales, économiques et technologiques se produisent à un rythme précipité et les pouvoirs législatif et exécutif accusent un retard dans la réglementation de nouvelles activités. Dans un tel contexte, le juge se voit investi d’une mission supplémentaire que de dire le droit. Il lui appartient de le créer. Les juges des pays de Common Law sont convaincus qu’ils ont pour mission de combler les vides juridiques et, exécutant un service public, ils se mettent nécessairement au service de l’homme[12]. En l’absence de texte précis, le juge est appelé à porter sur la question du litige qui lui est soumis un jugement de valeur qui implique une vision de la société de demain. L’activisme judiciaire est nécessaire à l’exportation du droit. D’ailleurs, n’est-il pas symptomatique que le droit administratif français, de création essentiellement prétorienne, soit la matière qui a été la mieux exportée en Angleterre[13], le berceau de la Common Law. Certains arrêts du Conseil d’Etat, surtout lorsqu’ils sont publiés avec les conclusions du commissaire du gouvernement sont explicites[14].

Il faut également signaler pour poursuivre la comparaison que le droit est, dans le système Common Law, ouvert. Le juge cherche appui auprès des solutions retenues à l’étranger. Le recours au droit comparé est pratiquement spontané dès lors que la norme litigieuse est plus ou moins commune à plusieurs pays, tels les principes fondamentaux de la Common Law[15]. Le juge a épousé une conception plutôt universaliste, voire naturaliste, du droit.

La référence aux décisions étrangères dans la motivation de l’arrêt permet un développement accentué du droit interne[16]. En attribuant une forte autorité morale (persuasive authority) à des décisions étrangères à l’égard du cas d’espèce qu’il a à résoudre, la perfection du droit peut se faire à un rythme accéléré. Le juge fait bénéficier à son pays des progrès[17]jurisprudentiels réalisés dans d’autres pays. Le droit est amené à voyager et à s’échanger.

Face à cette ouverture dont fait preuve la Common Law, on est frappé par l’hermétisme du droit français et d’inspiration française. Les juridictions francophones ne cherchent que de manière officieuse et timide le soutien des précédents étrangers[18]. En ignorant les précédents étrangers, notamment ceux de la même famille juridique, les juges francophones perdent et rejettent un moyen formidable de transplantation indirecte mutuelle du droit. Le juge ne participe pas à l’exportation du droit.

Cependant, voulant être une vision du monde, la Francophonie doit être capable de véhiculer de grandes valeurs juridiques au monde entier. Le droit français et d’inspiration française présente des possibilités réelles de jouer un rôle déterminant dans le monde de demain. Mais le phénomène de la mondialisation impose désormais une concertation plus accrue entre les différents systèmes de droit français et d’inspiration française de sorte à ériger une vraie communauté juridique francophone. Pour ce faire, il y a lieu de s’interroger sur la mise en place d’un mécanisme qui permettrait à la francophonie juridique de mieux circuler, et par là même, d’être consolidée.

II. Les mesures à envisager

Il nous apparaît que pour permettre au droit français et d’inspiration française de s’exporter, il serait souhaitable, au-delà de la coopération qui peut et doit exister entre les juridictions suprêmes nationales[19], d’instituer un organisme transnational, peut-être simplement quasi-juridictionnel, qui aurait pour mission de promouvoir une sorte de droit commun moderne portant sur les valeurs fondamentales et futures du monde francophone. Il n’existe actuellement aucun mécanisme ou instrument international de promotion de la francophonie juridique[20].

Cette institution serait chargée d’appliquer et de sanctionner une charte énonçant les principes essentiels et d’avenir du droit des pays membre de la Francophonie, les nouvelles valeurs universelles victorieuses, tels notamment les droits linguistiques, ceux liés à la culture, la bioéthique, au commerce, au sport, à l’enfant, le droit de l’informatique (qui envahit toutes les sphères de la vie d’aujourd’hui) etc. Elle aurait pour mission d’assurer le respect par les Etats membres de la charte les droits proclamés et deviendrait le pôle de rapprochement de différents pays de la communauté juridique francophone.

La Francophonie étant une communauté qui se garde de « toute ingérence, de toute leçon morale, de tout anathème », la charte ne devrait en aucun cas apparaître comme un droit de subordination, mais seulement de coopération et coordination entre des États souverains. Il ne s’agit pas non plus d’établir un texte déclaratoire dépourvu de toute force obligatoire. La charte, pour être utile et efficace, devrait faire naître des droits au bénéfice des individus. Cependant, il y a lieu d’élaborer un nouveau mécanisme de contrainte qui ne passe pas nécessairement par une sanction pécuniaire, contrairement à celui prévu par la Convention Européenne des Droits de l’Homme

Cette nouvelle instance internationale doit faire des études, rapports et formuler des recommandations pour la mise en œuvre des droits de la charte. Elle devrait également entreprendre toute action tendant à stimuler les peuples francophones et francophiles à prendre conscience des nouveaux droits et enjeux. Bien entendu, elle pourrait également assumer une fonction consultative à l’égard des gouvernements et législateurs des pays membres. Elle conseillerait les autorités publiques qui le demandent quant aux mesures qu’elle considérerait adéquates pour promouvoir la francophonie juridique et les droits modernes. Institution de coopération, elle pourrait être itinérante et ainsi siéger dans plusieurs pays.

Le style de rédaction de décisions de cet organe devrait être tel que l’exportation et l’application de sa jurisprudence soient facilitées. Autrement formulé, ses décisions devraient être longuement motivées et devraient comporter, autant que possible, une analyse comparée de l’état du droit sur le point litigieux dans l’ensemble des pays francophones. Il faudrait que sa jurisprudence constitue de belles littératures juridiques. En ce sens, ce nouvel organe devrait être composé de personnalités jouissant la plus haute considération intellectuelle dans la pratique du droit dans leur pays respectif.

Par ailleurs, il serait tout intéressant d’avoir une encyclopédie juridique de droit comparé des pays de droit français et d’inspiration française un peu à la manière de ce qui existe pour l’ensemble des pays du Commonwealth[21]. Une telle encyclopédie inciterait les juges et praticiens du droit à avoir un regard comparatif dans la recherche d’une solution aux cas de figure nouveaux. Dans le monde francophone il existe un portal du droit francophone encore trop elliptique[22].

Enfin, les pays francophones doivent systématiquement exiger que les instruments juridiques internationaux soit établis et appliqués en langue française. La France doit tout particulièrement veiller à ce que les organes européens[23] fassent un bon usage de la langue française. Il en va de même en Afrique et en Amérique pour les pays concernés.

Conclusion

Les grandes communautés existent principalement qu’à travers les institutions qui les représentent. L’histoire nous a montré comment des institutions fortes et dynamiques peuvent accélérer la consolidation des liens entre les peuples. Les organes chargés de la construction européenne en est la meilleure preuve récente. La Francophonie ne pourra s’exonérer de cette réalité[24]. Les institutions francophones actuelles doivent mettre en œuvre une réelle politique plus contraignante à l’égard de ses membres. Il y a lieu pour la Francophonie, en tant qu’organisation, d’aller au-delà de l’élargissement du groupe. Trop de pays ne sont membres de la Francophonie[25] que pour la figuration.



[1] Généralement, le droit français a été imposé aux territoires conquis. V. Eric AGOSTINI, « Droit comparé », PUF, 1988, v. p. 247 et s. René DAVID et Camille JAUFFRET-SPINOSI, « Les grands systèmes de droit contemporains », Dalloz, 1992, 10e édition, v.p. 271.

[2] V. (sd) : Henry Roussillon : « Existe-t-il une culture juridique francophone ? », Presse de l’Université des Sciences sociales de Toulouse, 2007. 308 p.

[3] Nous n’utilisons pas le terme de jurisfrancité qui est plus un partage que la promotion d’un droit commun. Sur la jurisfrancité v. Pierre DECHEIX : « La Jurisfrancité, forces et faiblesses », faiblesse » http://jeunesjuristesfrancophones.blogspot.com/2007/12/la-jurisfrancit-forces-et-faiblesses.html et également : http://democratie.francophonie.org/rubrique.php3?id_rubrique=57/index.html

[4] Bernard SCHWARTZ : « The Code Napoléon and the Common-Law world », The Law Book Exchange Ltd. 2008.

[5] Jean-Louis GOUTAL, « Characteristics of judicial style in France, Britain and the USA », American Journal of Comparative Law, 1976, pp. 43 à 72.

[6] J. A. JOLOWICZ, « Les appels civils en Angleterre et au Pays de Galles », Revue Internationale de Droit Comparé, 1992, pp. 355 à 379.

[7] . Camille JAUFFRET-SPINOSI, « Comment juge le juge anglais? », Droits, 1989, n° 9, pp. 57 à 67.

[8] L’article 5 du Code Civil français dispose qu’il « est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ».

[9] Xavier BLANC-JOUVAN, « La circulation du modèle juridique français en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne, rapport introductif », pp. 579 à 593 in Travaux de l’Association Henri Capitant, « La circulation du modèle juridique français », 1993, Tome XLVI, v. p. 590.

[10] Adolphe TOUFFAIT et André TUNC, « Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment celle de la Cour de Cassation », Revue Trimestrielle de Droit Civil, 1974, p. 487 et s

[11] . Mauro CAPPELLETTI, « Le pouvoir des juges », Economica, 1990, 397 p.

[12] Beverly MCLACHLIN, « The role of judges in modern Commonwealth », Law Quarterly Review, 1994, pp. 260 à 269.

[13] John BELL, « Le droit administratif comparé au Royaume-Uni », Revue Internationale de Droit Comparé, 1989, pp. 887 à 892 et The Right Honourable Lord WOOLF OF BARNES, « Droit public, English style », Public Law, 1995, pp. 57 à 71

[14] La Revue Public Law publie régulièrement une chronique sur la jurisprudence du Conseil d’Etat.

[15] J. N. MATSON, « The Common Law abroad; English and indigenous law in the British Commonwealth », International and Comparative Law Quarterly, 1993, pp. 753 à 779.

[16] Antony ALLOT, « L’influence du droit anglais dans les systèmes juridiques africains », pp. 3 à 13 in Gérard CONAC (sd), « Dynamiques et finalités des droits africains », Economica, 1980.

[17] David ANNOUSAMY, « Pour un droit comparé appliqué, réflexions à partir de l’interférence des lois dans l’Inde », Revue Internationale de Droit Comparé, 1986, pp. 57 à 76

[18] Raymond LEGEAIS, « L’utilisation du droit comparé par les tribunaux », Revue Internationale de Droit Comparé, 1994, pp. 347 à 358.

[19] La réunion des cours nationales, telle la Conférence des Cours Constitutionnelles francophones est à encourager. V. http://www.accpuf.org/

[20] La Déclaration de Bamako, portant sur le bon fonctionnement démocratique des institutions politiques, est un instrument trop faible et peu ambitieux. V. sur le sujet : http://apf.francophonie.org/IMG/pdf/decla_bamako.pdf

[21] En effet, il existe une encyclopédie juridique de cinquante volumes intitulée « The Digest » qui expose l’état du droit en Angleterre, en Irlande et dans les pays du Commonwealth.

[23] V. la réponse du Ministre de la Coopération à une question parlementaire au Sénat : http://www.senat.fr/questions/base/2001/qSEQ011136427.html Les constats de l’Observatoire européen du plurilinguisme doivent être dénoncés par les autorités étatiques avec force. V. http://www.observatoireplurilinguisme.eu/

[24] V. (sd) GIOVANNI DOTOLI : « Où va la francophonie au début du troisième millénaire ? », Presse de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, 298 pp.