22 oct. 2025

Le procès Jubillar d’un point de vue du juriste de Common Law

Le procès Jubillar d’un point de vue du juriste de Common Law

 

L’affaire Cédric Jubillar, qui passionne l’opinion publique française depuis la disparition inexpliquée de son épouse, suscite une interrogation sur le mode de fonctionnement de la justice dans le système de la Civil Law.

 

Alors que la Cour d’assises du Tarn s’est efforcée de tisser un faisceau d’indices pour combler l’absence de corps, de scène de crime et de mobile pleinement établi, le juriste formé aux traditions de la Common Law observe ce dossier avec un œil à la fois perplexe et méthodique.

 

Dans le monde anglo-saxon, où prévaut le modèle accusatoire, la preuve est une arme tranchante : son administration, sa recevabilité et son interprétation obéissent à des principes d’une rigueur extrême. Le sort de l’accusé s’y décide non sur la seule « intime conviction », mais sur la satisfaction d’un standard juridique élevé : la preuve de la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable (beyond a reasonable doubt). 

 

Là où la Cour d’assises française autorise une appréciation globale et synthétique des indices, l’adversarial anglo-saxon exige que l’accusation démontre la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable et qu’elle franchisse d’abord les filtres d’admissibilité (légalité de l’obtention, fiabilité, contre-interrogatoire effectif, chaîne de garde), puis le seuil de persuasion devant un jury instruit par le juge.

 

L’affaire Jubillar met en tension ces deux conceptions de la justice : l’une, fondée sur la conviction intime du juge et du jury ; l’autre, sur la démonstration rationnelle et contradictoire, fondée sur la fiabilité et l’exclusion du doute.

 

I.               Le standard probatoire anglo-saxon : “Beyond a reasonable doubt

 

Dans la Common Law, la charge de la preuve incombe intégralement à l’accusation (the burden of proof lies upon the prosecution). L’accusé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit démontrée au-delà de tout doute raisonnable.

 

Ce standard est plus qu’une simple exigence morale. Il est la traduction procédurale de la protection contre l’erreur judiciaire. Comme le rappela jadis le juge anglais William Blackstone, « Mieux vaut que dix coupables échappent à la justice qu’un seul innocent soit condamné ».

 

La preuve doit être admissible (obtenue légalement et produite dans le respect des règles d’intégrité), fiable, contradictoire (soumise au contre-interrogatoire) et, surtout, cohérente.

 

Le jury doit pouvoir conclure que toute hypothèse alternative raisonnable d’innocence est écartée.

 

Dans certains cas, notamment les no-body homicides, une condamnation demeure possible, mais uniquement si le faisceau d’indices matériels et circonstanciels est d’une convergence telle qu’il exclut toute autre explication plausible.

 

En Common Law, la charge de la preuve demeure sur l’accusation pour tous les éléments constitutifs (Woolmington v DPP), fil d’or de la présomption d’innocence. Le doute raisonnable est constitutionnalisé aux États-Unis (In re Winship).

 

La preuve indirecte peut suffire à condition qu’elle forme un faisceau cohérent excluant raisonnablement les hypothèses alternatives crédibles, y compris dans les homicides « no-body » (v. R v Onufrejczyk) (https://www.iclr.co.uk/wp-content/uploads/media/vote/1915-1945/Woolmington_ac1935-1-462.pdf).

 

II.              Le faisceau d’indices dans l’affaire Jubillar : un socle incertain

 

Le dossier français repose essentiellement sur un faisceau d’indices convergents dont l’absence du corps (qui prive l’accusation de la preuve du décès et du mode opératoire), les lunettes brisées de la victime (portant des traces d’ADN de l’accusé), des témoignages relatant des disputes (cris et tensions conjugales, un comportement jugé incohérent de l’accusé lors des recherches, des confidences indirectes évoquées par une ex-compagne, voire des gestes mimant un étranglement et un contexte conjugal délétère, avec séparation imminente et jalousie amoureuse).

 

En droit français, la réunion de ces éléments, interprétés selon la logique de l’intime conviction, peut suffire à former une conviction judiciaire.

 

Mais pour un juriste anglo-saxon, cette architecture probatoire soulève des difficultés : la plupart de ces éléments relèvent de la preuve circonstancielle, parfois fragile, et ne satisfont pas nécessairement au critère du beyond a reasonable doubt.

 

Dans un procès de Common Law, chaque maillon de la chaîne probatoire serait éprouvé dont la chaîne de garde des pièces matérielles (notamment les lunettes) serait scrutée, les témoignages rapportés feraient l’objet d’un contre-interrogatoire serré pour en éprouver la fiabilité, les aveux indirects pourraient être déclarés irrecevables s’ils sont entachés de doute ou de coercition et enfin, la cohérence des hypothèses alternatives (disparition volontaire, accident, intervention d’un tiers) serait soumise à l’appréciation du jury. Autrement formulé, dans un procès de Common Law, chacun de ces maillons serait éprouvé : légalité/fiabilité de la collecte (chaîne de garde), corrélations matérielles, robustesse des témoignages indirects, et surtout éviction explicite d’hypothèses alternatives (disparition volontaire, intervention d’un tiers, accident)

 

Les éléments divulgués (absence de corps ; lunettes brisées ; témoignages de disputes ; comportements interprétés ; « aveux » rapportés ; contexte conjugal) composent un faisceau essentiellement circonstanciel. Faute d’une exclusion convaincante, un doute raisonnable persisterait.

 

Or, dans le système français de la Civil Law, et ainsi que le dit l’avocat Georges Catala (défenseur de Jacques Viguier) Cédric Jubillar « a la tête de l’emploi… on l’a condamné pour ça », Il s’agit d’un verdict influencé par l’image plus que par la preuve. (https://actu.fr/occitanie/cagnac-les-mines_81048/cedric-jubillar-il-a-la-tete-de-l-emploi-on-l-a-condamne-pour-ca-analyse-l-avocat-de-jacques-viguier_63321097.html)

 

Cette remarque n’est pas anodine. Elle suggère que la perception sociale de l’accusé, son allure, son caractère, son statut, a pu influencer le regard porté sur lui, indépendamment de la valeur intrinsèque des preuves.

 

Dans les pays de Common Law, un tel biais serait sévèrement encadré. Le juge, par ses jury instructions, rappellerait fermement que la culpabilité doit être fondée uniquement sur des éléments probatoires, non sur des impressions morales ou sociales.

 

La justice anglo-saxonne redoute plus que tout le préjugé visuel ou médiatique, car il vicie la pureté du verdict.

 

III.                La majorité du verdict : intime conviction contre unanimité ou quasi-unanimité

 

L’une des différences les plus significatives entre les deux systèmes réside dans la majorité requise pour déclarer la culpabilité.

 

La Cour d’assises statue à la majorité qualifiée. Depuis la réforme du 22 décembre 2021, la déclaration de culpabilité requiert six voix sur neuf (jurés et magistrats confondus).

 

Ainsi, trois votes dissidents suffisent à empêcher une condamnation, mais non à imposer un acquittement.

 

Ce mécanisme traduit la philosophie de « l’intime conviction » : la vérité judiciaire n’exige pas l’unanimité, mais une forte adhésion majoritaire est jugée suffisante.

 

À l’inverse, les systèmes anglo-saxons exigent presque toujours l’unanimité du jury.

 

Aux États-Unis, la jurisprudence fédérale (Ramos v. Louisiana, 590 U.S. (2020)) réaffirme que le Sixième Amendement impose l’unanimité pour tout verdict criminel grave.

 

Au Royaume-Uni, le Juries Act 1974 tolère exceptionnellement un verdict à 10 voix sur 12 après de longues délibérations.

 

Cette exigence traduit une conception plus exigeante du doute : si un seul juré nourrit encore un doute raisonnable, l’Accusation n’a pas rempli sa charge.

 

Or, dans le cas Jubillar, où les preuves demeurent essentiellement circonstancielles, il est hautement probable qu’un jury anglo-saxon n’aurait pu atteindre cette unanimité morale et rationnelle.

 

Conclusion

 

L’affaire Jubillar révèle, au-delà de son drame, une fracture culturelle du droit de la preuve.

 

Le juriste français raisonne en termes de faisceau d’indices et d’intime conviction alors que le juriste anglo-saxon, en termes de charge probatoire et de doute raisonnable.

 

Dans un procès de Common Law, l’accusation aurait pu présenter les mêmes indices ; mais la question posée au jury aurait été :« Êtes-vous convaincus, au-delà de tout doute raisonnable, que Cédric Jubillar a tué (ou prémédité le meurtre de) son épouse ? ».

 

Il est permis de douter que cette question eût trouvé douze réponses unanimes.

 

En revanche, la procédure française, par son caractère mixte, à la fois inquisitoire et participatif, admet que la conviction naisse d’une impression globale, d’un faisceau interprété, voire d’un ressenti moral.

 

Le danger tient alors à ce que « l’on condamne un homme non pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il paraît être ».

 

La Common Law préfère acquitter dix coupables que condamner un innocent. Le système continental, parfois, préfère décider plutôt que douter.

 

Est-ce que Cédric Jubillar aurait été condamné par la Justice dans la sphère de la Common Law, dans un système d’administration de la preuve, la réponse est fort probablement pas ! 

 

Parvèz Dookhy

Docteur en Droit en Sorbonne

Avocat à la Cour

 

Daniel Fellous

Docteur en Droit

Avocat au Barreau de Paris

 

26 sept. 2025

La question de l’immunité fonctionnelle du membre de droit du Conseil constitutionnel : le cas de Nicolas Sarkozy

I. Le statut constitutionnel des anciens Présidents de la République

 

L’article 56 alinéa 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose : « En sus des neuf membres prévus ci-dessus, font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens Présidents de la République ».

 

Il s’agit d’une disposition, par définition, à valeur constitutionnelle, conférant à l’ancien chef de l’État, en ce qui nous intéresse Nicolas Sarkozy, une qualité particulière, distincte de la simple reconnaissance honorifique. Contrairement à une décoration ou à une fonction symbolique, cette appartenance emporte participation effective à l’organe juridictionnel suprême en matière constitutionnelle.

 

Le mandat de membre de droit est à vie, irrévocable, non susceptible de déchéance. La démission volontaire est en soi impossible car non expressément prévu par les textes. On peut en déduire que le constituant a entendu placer l’ancien Président dans une situation juridique intangible, assurant une continuité institutionnelle.

 

L’appartenance au Conseil constitutionnel est automatique, irrévocable et imprescriptible. Le constituant n’a pas prévu de faculté de renonciation à la qualité de membre de droit. Il ne s’éteint jamais, même si son exercice peut suspendu en raison du seul bon vouloir de l’intéressé. L’exercice des fonctions (participer aux séances, délibérer, voter) dépend d’un choix personnel ou de circonstances de fait (maladie, convenance). Une autorité de l’État, administrative ou judiciaire, ne peut en aucun cas porter atteinte à ce droit (constitutionnel).

 

En conséquence, l’ancien Président Nicolas Sarkozy ne saurait être assimilé à un justiciable ordinaire : il exerce de plein droit une « mission constitutionnelle permanente » même s’il a choisi de ne pas siéger. Il peut à tout moment revenir sur cette décision pour quelque raison que ce soit. 

 

Valéry Giscard d’Estaing a bien siégé au Conseil constitutionnel, mais de manière intermittente et non continue. il est devenu membre de droit à vie du Conseil constitutionnel dès la fin de son mandat présidentiel en 1981. Dans un premier temps, il s’est abstenu de siéger, préférant se consacrer à son activité politique (notamment sa carrière de député et de responsable de l’UDF, puis son rôle dans les institutions européennes). Il a ensuite décidé de reprendre effectivement son siège au Conseil constitutionnel, notamment à partir de 2004, après son retrait progressif de la vie politique active. Jusqu’à son décès en 2020, il a donc conservé cette appartenance, et il a bien participé aux délibérations du Conseil dans certaines périodes.

 

II. L’incompatibilité entre l’exercice d’une mission constitutionnelle et une privation de liberté

 

La privation de liberté (emprisonnement ferme) est, par essence, incompatible avec la participation effective aux travaux du Conseil constitutionnel. Or, un membre de droit ne peut être empêché d’exercer sa mission sans que soit méconnue la Constitution elle-même.

 

L’on retrouve ici une analogie avec le régime des parlementaires : l’article 26 de la Constitution institue une immunité parlementaire afin de préserver l’indépendance du législateur. De même, l’article 56 peut être lu comme instituant une immunité « fonctionnelle » au bénéfice des anciens Présidents.

 

Le respect de la hiérarchie des normes impose que la disposition constitutionnelle l’emporte sur toute condamnation pénale privative de liberté, qui n’aurait pour effet que de neutraliser la mission constitutionnelle prévue par l’article 56.

 

Il en résulte que Nicolas Sarkozy pourrait soutenir que sa condamnation privative de liberté, loin d’être une mesure individuelle, revêt une portée constitutionnelle : elle revient à dénier à l’article 56 tout effet utile.

 

III. L’ouverture d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC)

 

La QPC, fondée sur l’article 61-1 de la Constitution, permet à tout justiciable de contester la conformité d’une disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution. 

 

En l’espèce, Nicolas Sarkozy, condamné pénalement, pourrait soutenir devant le juge d’appel en urgence que l’exécution d’une peine privative de liberté, prévue par le Code pénal et le Code de procédure pénale, porte atteinte à une exigence constitutionnelle expresse : son appartenance inaliénable au Conseil constitutionnel (art. 56) et que l’effet de cette exécution est de priver de tout effet utile la disposition constitutionnelle, ce qui revient à une violation de la suprématie de la Constitution.

 

L’atteinte à l’exercice d’une mission constitutionnelle est une méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs. Le juge judiciaire, en privant de liberté un membre de droit, fait échec à une prérogative constitutionnelle, ce qui revient à soumettre une mission constitutionnelle à l’autorité d’une juridiction ordinaire.

 

Une telle QPC serait recevable en principe, car elle met en cause la conciliation entre la répression pénale et une disposition constitutionnelle précise. Toutefois, l’issue dépendrait de l’interprétation du Conseil constitutionnel lui-même, seul compétent pour dire si l’article 56 confère ou non une immunité pénale.

 

L’article 56 ne souffre aucune réserve : l’adhésion au Conseil est automatique et perpétuelle. La privation de liberté équivaut à une suspension de fait de cette appartenance, ce qui viole la Constitution.

 

La jurisprudence constante reconnaît la supériorité de la Constitution sur la loi pénale.

 

Le Conseil constitutionnel pourrait estimer que l’article 56 institue une mission insusceptible d’être entravée.

 

Conclusion

En droit pur, l’appartenance à vie au Conseil constitutionnel pourrait être invoquée par Nicolas Sarkozy pour contester toute peine de prison ferme. La voie procédurale adéquate réside dans la QPC à soulever devant la Cour d’appel, en soutenant que l’exécution d’une condamnation pénale porte atteinte à l’article 56 de la Constitution et, par ricochet, au principe de séparation des pouvoirs.

 

Parvèz Dookhy

Docteur en Droit en Sorbonne

Avocat à la Cour d’Appel de Paris

 

Daniel Fellous

Docteur en Droit

Avocat à la Cour d’Appel de Paris

6 juin 2025

Les méthodes d’interrogatoire d’un témoin par un avocat devant le juge : techniques, cadre juridique et enjeux stratégiques

L’interrogatoire d’un témoin constitue une phase cruciale du procès, tant en matière civile que pénale. C’est à ce moment que l’avocat peut chercher à conforter ou à ébranler une version des faits, à démontrer la crédibilité ou au contraire l’inconsistance d’un témoignage. Cette opération, bien que strictement encadrée par la loi et la jurisprudence, laisse place à des choix tactiques qui exigent une parfaite maîtrise du droit procédural, de la psychologie du témoignage et de l’éthique professionnelle.

I. Le cadre juridique de l’interrogatoire du témoin

A. Le fondement procédural de l’audition des témoins

En droit français, l’audition des témoins est encadrée différemment selon qu’il s’agit d’une procédure civile ou pénale.

  • En matière civile, l’article 202 du Code de procédure civile prévoit que « la preuve testimoniale est recevable dans les cas où l’écrit est admis ». Les témoins sont convoqués et entendus sous serment par le juge, assisté éventuellement d’un greffier. L’avocat peut poser des questions à la suite du juge.

  • En matière pénale, selon les articles 442 et suivants du Code de procédure pénale, les témoins sont cités devant la juridiction de jugement (tribunal correctionnel ou cour d’assises). L’interrogatoire est dirigé par le président, mais les avocats des parties peuvent poser des questions par son entremise ou, dans certains cas, directement (Cour de cassation, crim., 2 mars 1999, n° 98-83.163).

B. Les limites légales à l’interrogatoire

Le témoin est tenu de dire la vérité, sous peine de sanctions pénales (faux témoignage, art. 434-13 du Code pénal). L’avocat, quant à lui, doit respecter les principes déontologiques : pas de pression, pas de manipulation de la vérité.
Le Règlement Intérieur National de la profession d’avocat (RIN) impose à l’avocat de ne pas interroger un témoin de manière déloyale ou vexatoire (art. 1.3 et 6.3).

II. Les techniques d’interrogatoire : entre stratégie et déontologie

A. L’interrogatoire direct : construire une version cohérente des faits

Lorsqu’il s’agit de son propre témoin, l’avocat procède à un interrogatoire direct (examen principal). Il s’agit de guider le témoin sans orienter ses réponses, dans le but de construire une narration claire, crédible et chronologique. L’avocat évite ici les questions suggestives, interdites en principe (ex. : « N’est-il pas vrai que… ? »), sauf dans les cas où elles visent à rappeler un point non contesté.

L’avocat doit ici démontrer la crédibilité du témoin, tant par le fond de ses déclarations que par sa cohérence psychologique et verbale. La doctrine souligne l’importance de la préparation du témoin, sans jamais tomber dans le coaching illégal (C. Chainais, La vérité dans le procès civil, D. 2008, p. 2617).

B. Le contre-interrogatoire : la mise à l’épreuve du témoignage adverse

Le contre-interrogatoire (cross-examination), issu du droit anglo-saxon, est également pratiqué dans les juridictions françaises, surtout en matière pénale. Il s'agit ici de tester la solidité du témoignage adverse, en mettant en lumière ses contradictions, ses invraisemblances ou ses biais cognitifs (influence, mémoire altérée, etc.).

La jurisprudence reconnaît aux parties la possibilité de poser des questions précises, sans toutefois tomber dans le harcèlement ou la manipulation (Cass. crim., 14 nov. 2001, n° 01-84.029). L’usage de documents contradictoires ou d’éléments matériels (photos, échanges écrits) est permis pour confronter le témoin à d’éventuelles failles.

III. Les enjeux stratégiques de l’interrogatoire : vérité, persuasion, influence

A. La construction du récit judiciaire

L’interrogatoire du témoin ne se limite pas à un exercice de vérité : il participe à la mise en récit judiciaire, que chaque avocat cherche à imposer au juge. Le témoin, par ses mots, ses hésitations ou sa constance, peut renforcer l’image d’un client sincère ou, au contraire, fragiliser sa position.

Selon une analyse de M. Taruffo (La preuve judiciaire, LGDJ, 2010), l’interrogatoire doit être pensé comme un instrument rhétorique, au service de la crédibilité globale du dossier.

B. La maîtrise du cadre émotionnel et psychologique

L’efficacité d’un interrogatoire repose aussi sur sa capacité à gérer les émotions. L’avocat expérimenté sait calibrer la pression exercée : trop faible, le témoin reste dans sa zone de confort ; trop forte, le risque est de susciter l’empathie du juge envers lui.
L’avocat doit également savoir déceler les micro-signaux (hésitations, contradictions, fuite du regard), parfois révélateurs d’un trouble ou d’un mensonge.

IV. La jurisprudence récente : rappels et précisions

Plusieurs arrêts rappellent les limites à l’interrogatoire :

  • Cass. crim., 15 mai 2018, n° 17-85.256 : la cour de cassation rappelle que les questions posées par les avocats doivent respecter la dignité du témoin.

  • CE, 21 juin 2022, n° 447563 : le Conseil d’État rappelle, dans un contexte administratif, que la loyauté de l’interrogatoire est un principe d’ordre public.

  • Cass. civ. 2e, 6 oct. 2016, n° 15-22.865 : l'usage abusif de questions suggestives peut entacher la validité du témoignage et conduire à son rejet.

Conclusion

L’interrogatoire du témoin par un avocat est une épreuve d’équilibre : il faut concilier rigueur juridique, stratégie narrative et éthique professionnelle. Loin de se réduire à un simple échange de questions-réponses, il incarne l’un des moments les plus déterminants du procès. Une maîtrise technique, couplée à une capacité d’analyse psychologique, permet à l’avocat d’en faire un levier puissant de conviction judiciaire.

Parvèz Dookhy

Docteur en Droit en Sorbonne

Avocat à la Cour d'Appel de Paris

5 juin 2025

Le droit au silence dans une enquête pénale

Le droit au silence dans une enquête pénale

 

Introduction

 

Le droit au silence est un principe fondamental du droit pénal, garantissant à toute personne mise en cause dans une procédure pénale le droit de ne pas s’auto-incriminer. Il constitue une émanation directe du respect des droits de la défense et du droit à un procès équitable. Reconnu tant au niveau national qu'international, ce droit joue un rôle central dans l'équilibre entre les prérogatives de l'autorité de poursuite et la protection des libertés individuelles.

 

I. Fondements juridiques du droit au silence

 

A. En droit interne


En droit français, le droit au silence n'est pas expressément mentionné dans le Code de procédure pénale (CPP) dans un article unique, mais il est consacré par plusieurs dispositions :

 

Article 63-1 du CPP : lors de la garde à vue, toute personne doit être informée qu'elle a le droit de ne pas répondre aux questions.


Article 116 du CPP : le mis en examen peut refuser de répondre aux questions du juge d’instruction.


Le droit au silence est également rattaché au principe du respect des droits de la défense, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ayant valeur constitutionnelle (Cons. const., déc. n° 76-70 DC du 2 déc. 1976).

 

B. En droit européen


Le droit au silence trouve une consécration explicite dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) :

 

CEDH, 25 février 1993, Funke c. France, n° 10828/84 : la Cour a jugé que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination constitue une norme internationale généralement reconnue.

CEDH, 17 décembre 1996, Saunders c. Royaume-Uni, n° 19187/91 : elle confirme que ce droit fait partie intégrante du droit à un procès équitable garanti par l'article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l'homme.

II. Le champ d’application du droit au silence

 

A. Les bénéficiaires du droit au silence


Le droit au silence bénéficie à toute personne suspectée ou poursuivie dans une procédure pénale, qu'elle soit placée en garde à vue, auditionnée librement, mise en examen ou renvoyée devant une juridiction de jugement.

 

Même les témoins peuvent, dans certaines circonstances, invoquer ce droit lorsqu’ils sont susceptibles de s’auto-incriminer (voir CEDH, Serves c. France, 20 octobre 1997).

 

B. Étendue du droit au silence


Le droit au silence couvre :

 

Le refus de répondre aux questions des enquêteurs, magistrats ou juges.

Le refus de coopérer activement dans certaines situations (ex : ne pas fournir des codes d'accès aux appareils électroniques, bien que la jurisprudence soit nuancée sur ce point).

👉 La Cour de cassation a récemment reconnu la protection du droit au silence face à certaines obligations techniques. Voir : Crim. 7 mars 2023, n° 22-83.419, où la Cour admet qu'exiger la divulgation d'un mot de passe peut porter atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer.

 

III. Les limites et évolutions du droit au silence

 

A. L'encadrement strict par les autorités judiciaires


Si le droit au silence est protégé, il n’interdit pas de tirer certaines conséquences du silence observé par le suspect, notamment à l’étape du jugement :

 

CEDH, 8 février 1996, John Murray c. Royaume-Uni : le silence peut être pris en compte, sous conditions, pour fonder une conviction de culpabilité, s’il est accompagné d’éléments objectifs.

En France, la jurisprudence de la Cour de cassation admet que les juridictions peuvent tenir compte du silence pour compléter leur appréciation des charges, sans en faire l’unique fondement d’une condamnation (Crim. 20 juin 2001, n° 01-81.013).

 

B. Les tensions entre efficacité de l’enquête et respect du droit au silence


Le développement des techniques d’enquête modernes (écoutes, surveillance électronique, perquisitions numériques) questionne l’articulation du droit au silence avec les obligations de coopération :

 

Dans l’arrêt CEDH, 5 novembre 2002, Allan c. Royaume-Uni, la Cour a condamné la pratique consistant à placer un agent infiltré dans la cellule d’un prévenu pour l’inciter à parler, la qualifiant de violation du droit au silence.

En France, l’évolution vers une procédure de plus en plus accusatoire, notamment avec la réforme de 2011 sur la garde à vue, renforce la nécessité d’informer le suspect de son droit au silence dès le début de l’enquête.

IV. Perspectives doctrinales et critiques

 

A. La doctrine favorable à une sanctuarisation accrue


De nombreux auteurs appellent à une affirmation plus forte du droit au silence dans le contexte des réformes successives :

 

Mireille Delmas-Marty évoquait déjà dans Le flou du droit pénal (1992) le risque d’un affaiblissement progressif des garanties procédurales au nom de l'efficacité.

Pour Emmanuel Dreyer, « la répression pénale ne peut se construire sur l’aveu comme unique vérité », plaidant pour une culture de l’enquête fondée sur la preuve.


B. Les critiques tenant au risque d'entrave à la vérité judiciaire


À l’inverse, certains praticiens estiment que le droit au silence est parfois instrumentalisé, notamment dans les affaires financières complexes. L’avocat général Jean Pradel évoquait un « silence stratégique » qui, dans certains cas, entrave la manifestation de la vérité (cf. La justice pénale contemporaine, Dalloz, 2004).

 

Le droit au silence constitue une garantie essentielle des libertés individuelles et du droit à un procès équitable. Si son fondement est aujourd’hui bien établi tant en droit interne qu’européen, son exercice reste confronté à des enjeux contemporains majeurs : pressions technologiques, exigences de sécurité publique, efficacité de la procédure pénale. Dans cette tension, le juge demeure le gardien de l’équilibre entre les nécessités de l’enquête et les droits de la défense.

15 juil. 2013

Patrimoine mondial :le vrai et l'essentiel

Communiqué du Ralliement Citoyen pour la Patrie

Patrimoine mondial :le vrai et l'essentiel

Consciemment ou inconsciemment, les autorités mauriciennes tentent d'induire les citoyens en erreur en évoquant « l'acceptation du Séga typique » par l'UNESCO pour être classée Patrimoine Mondial de l'Humanité.

Les autorités mauriciennes ont certes saisi l'UNESCO qui a répondu et indiqué avoir bien réceptionné le dossier et que celui-ci sera à l'étude. Il ne s'agit en rien d'une « acceptation » du dossier, encore moins d'un classement de cette culture au Patrimoine Mondial, mais de la simple réception d'une demande à cet effet.

Par ailleurs, le séga en tant que tel ne pourra pas être classé comme Patrimoine Mondial. Une autre catégorie de protection est prévue par l'UNESCO pour l'expression culturelle, en l’occurrence, le Patrimoine Culturel Immatériel (de l'Humanité).

Aussi serait-il utile de préciser les critères pour qu'un patrimoine culturel immatériel soit classé : il doit être traditionnel et contemporain, éventuellement inclusif, et surtout fondé sur les communautés. Le patrimoine culturel doit être reconnu comme tel par des communautés, des groupes qui le pratiquent, l'entretiennent et le transmettent. Il s'agit d'une culture d'un ou des groupes et personne ne peut décider à leur place.

Inutile par conséquent de souligner que le Séga appartient à toute la Nation mauricienne et non à un groupe ou des groupes spécifiques de personnes ou une ou des communautés. Le séga est la chanson mauricienne tout comme il existe une chanson française et une chanson indienne. Il se distingue nettement de la situation du Séga Maloya, classé Patrimoine Immatériel, par rapport à la culture française, du fait qu'il est pratiqué par une ou des communautés, voire une population spécifique.

Ceci étant souligné, le RCP se réjouirait de l'éventuel classement du Séga comme Patrimoine Culturel Immatériel de l'Humanité en tout état de cause.

Néanmoins, le RCP estime que les autorités mauriciennes, volontairement ou involontairement, ont oublié de faire protéger ce que Maurice a de particulier comme Patrimoine Mondial de l'Humanité.

Un Patrimoine Mondial de l'Humanité est un œuvre ou une existence naturelle ayant globalement un caractère spécifique et exceptionnel.

La Convention cadre sur la protection du patrimoine mondial considère qu'un site représentant « des phénomènes naturels ou des aires d'une beauté naturelle et d'une importance esthétique exceptionnelles » peut être classé au rang de Patrimoine Mondial de l'Humanité.

A Maurice, la Terre aux sept couleurs de Chamarel répond parfaitement à ce critère et a un besoin de protection en raison des phénomènes de l'érosion.

Chamarel est unique au monde et est souvent le symbole fort de Maurice sur les cartes postales. Il est fragile, c'est du « terre-plein », et est affecté régulièrement en raison des phénomènes de grosses pluies.

Le RCP exhorte les autorités mauriciennes à formuler une demande de classement de Chamarel au rang de Patrimoine Mondial de l'Humanité en dépit du fait qu'il relève du domaine privé d'une Société (Compagnie).

Le RCP regrette que des différents Gouvernements de la République de Maurice qui ont saisi l'UNESCO aux fins de protection d'un site ou d'une culture aient été animés principalement par des considérations communautaristes et ont ainsi délaissé le site le plus important.

Ralliement Citoyen pour la Patrie (RCP)
Port-Louis, le 12 juillet 2013


3 mars 2013

Le Gouvernement s'est mal expliqué auprès du Comité (L'Express-Dimanche du 3 mars 2013)

L'Express-Dimanche du 3 mars 2013
« Le gouvernement s’est mal expliqué auprès du Comité »

questions à…

Parvèz Dookhy

Juriste et président du Ralliement citoyen pour la patrie (RCP)

Comment interpréter la réaction du gouvernement à la décision du Comité des droits de l’homme des Nations unies ?

Le gouvernement mauricien essaie de démontrer que le blocage est indépendant de sa volonté. D’abord en disant qu’il s’agit d’une affaire constitutionnelle et qu’il faut une sorte de consensus pour réviser la Constitution. Et puis que le Parlement est actuellement en congé, donc qu’il est impossible de déclencher une telle procédure. Pour faire preuve de sa bonne volonté, le gouvernement démontre qu’il a ouvert la discussion et les consultations. Il se garde de dire que le Parlement est plus souvent en congé qu’en séance.

A quel type de réponse doit- on maintenant s’attendre de la part de l’instance onusienne ?

Le Comité indiquera s’il est satisfait de la volonté mauricienne ou demandera au gouvernement de faire plus d’efforts. Mais il n’y aura pas de sanction ou de réprimande. Le Comité peut prendre acte des diffi - cultés, en l’espèce techniques, d’une réforme et de la bonne volonté, du moins affi chée, du gouvernement.

Ou il peut insister davantage pour la réforme.

Que reprochez- vous à la gestion de ce dossier par le gouvernement ?

Dans cette affaire, le gouvernement s’est initialement mal expliqué auprès du Comité des droits de l’homme. Ce qui fait que ce dernier, par une mauvaise compréhension du système, a enfoncé le clou davantage.

Il a même demandé la réactualisation du recensement communautaire si le Best Loser System n’était pas aboli, ce qui donnerait au BLS une nouvelle fraîcheur. Le gouvernement aurait dû faire la démonstration qu’on pouvait être candidat à une élection législative sans faire état de son appartenance religieuse ou ethnique.

La Constitution a prévu la catégorie « population générale » à cet effet.

C’est une catégorie non ethnique, non religieuse, non communautaire.

Que représente donc cette catégorie?

La Constitution mérite d’être relue et interprétée convenablement.

Elle prévoit quatre groupes d’appartenance au choix pour tout éventuel candidat à la députation.

Il s’agit d’un groupe générique et de trois groupes religieux ou communautaires.

Les groupes religieux ou communautaires sont : communauté hindoue, communauté musulmane et communauté sino- mauricienne.

Le groupe générique est dit « population générale » . Il ne s’agit pas d’un groupe résiduel qui se dé- fi nit par rapport aux autres groupes communautaires, contrairement à ce qu’ont indiqué les représentants de l’Etat mauricien. Dans ce dernier groupe, aucune référence n’est faite à une appartenance religieuse ou communautaire.

Il est défi ni comme un groupe de personnes partageant « un mode de vie » ( « way of life » ) . Ce n’est pas un quatrième groupe communautaire mais un groupe autonome et générique. La Constitution laisse donc un choix aux éventuels candidats : soit de faire primer leur appartenance communautaire ou religieuse, soit d’appartenir au groupe générique, donc sans faire état de leur appartenance religieuse ou communautaire. Le « mode de vie » s’interprète comme l’attachement à la population générale, autrement formulé « population mauricienne » avant toute chose, du moins dans la sphère de la vie publique.