Le procès Jubillar d’un point de vue du juriste de Common Law
L’affaire Cédric Jubillar, qui passionne l’opinion publique française depuis la disparition inexpliquée de son épouse, suscite une interrogation sur le mode de fonctionnement de la justice dans le système de la Civil Law.
Alors que la Cour d’assises du Tarn s’est efforcée de tisser un faisceau d’indices pour combler l’absence de corps, de scène de crime et de mobile pleinement établi, le juriste formé aux traditions de la Common Law observe ce dossier avec un œil à la fois perplexe et méthodique.
Dans le monde anglo-saxon, où prévaut le modèle accusatoire, la preuve est une arme tranchante : son administration, sa recevabilité et son interprétation obéissent à des principes d’une rigueur extrême. Le sort de l’accusé s’y décide non sur la seule « intime conviction », mais sur la satisfaction d’un standard juridique élevé : la preuve de la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable (beyond a reasonable doubt).
Là où la Cour d’assises française autorise une appréciation globale et synthétique des indices, l’adversarial anglo-saxon exige que l’accusation démontre la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable et qu’elle franchisse d’abord les filtres d’admissibilité (légalité de l’obtention, fiabilité, contre-interrogatoire effectif, chaîne de garde), puis le seuil de persuasion devant un jury instruit par le juge.
L’affaire Jubillar met en tension ces deux conceptions de la justice : l’une, fondée sur la conviction intime du juge et du jury ; l’autre, sur la démonstration rationnelle et contradictoire, fondée sur la fiabilité et l’exclusion du doute.
I. Le standard probatoire anglo-saxon : “Beyond a reasonable doubt”
Dans la Common Law, la charge de la preuve incombe intégralement à l’accusation (the burden of proof lies upon the prosecution). L’accusé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit démontrée au-delà de tout doute raisonnable.
Ce standard est plus qu’une simple exigence morale. Il est la traduction procédurale de la protection contre l’erreur judiciaire. Comme le rappela jadis le juge anglais William Blackstone, « Mieux vaut que dix coupables échappent à la justice qu’un seul innocent soit condamné ».
La preuve doit être admissible (obtenue légalement et produite dans le respect des règles d’intégrité), fiable, contradictoire (soumise au contre-interrogatoire) et, surtout, cohérente.
Le jury doit pouvoir conclure que toute hypothèse alternative raisonnable d’innocence est écartée.
Dans certains cas, notamment les no-body homicides, une condamnation demeure possible, mais uniquement si le faisceau d’indices matériels et circonstanciels est d’une convergence telle qu’il exclut toute autre explication plausible.
En Common Law, la charge de la preuve demeure sur l’accusation pour tous les éléments constitutifs (Woolmington v DPP), fil d’or de la présomption d’innocence. Le doute raisonnable est constitutionnalisé aux États-Unis (In re Winship).
La preuve indirecte peut suffire à condition qu’elle forme un faisceau cohérent excluant raisonnablement les hypothèses alternatives crédibles, y compris dans les homicides « no-body » (v. R v Onufrejczyk) (https://www.iclr.co.uk/wp-content/uploads/media/vote/1915-1945/Woolmington_ac1935-1-462.pdf).
II. Le faisceau d’indices dans l’affaire Jubillar : un socle incertain
Le dossier français repose essentiellement sur un faisceau d’indices convergents dont l’absence du corps (qui prive l’accusation de la preuve du décès et du mode opératoire), les lunettes brisées de la victime (portant des traces d’ADN de l’accusé), des témoignages relatant des disputes (cris et tensions conjugales, un comportement jugé incohérent de l’accusé lors des recherches, des confidences indirectes évoquées par une ex-compagne, voire des gestes mimant un étranglement et un contexte conjugal délétère, avec séparation imminente et jalousie amoureuse).
En droit français, la réunion de ces éléments, interprétés selon la logique de l’intime conviction, peut suffire à former une conviction judiciaire.
Mais pour un juriste anglo-saxon, cette architecture probatoire soulève des difficultés : la plupart de ces éléments relèvent de la preuve circonstancielle, parfois fragile, et ne satisfont pas nécessairement au critère du beyond a reasonable doubt.
Dans un procès de Common Law, chaque maillon de la chaîne probatoire serait éprouvé dont la chaîne de garde des pièces matérielles (notamment les lunettes) serait scrutée, les témoignages rapportés feraient l’objet d’un contre-interrogatoire serré pour en éprouver la fiabilité, les aveux indirects pourraient être déclarés irrecevables s’ils sont entachés de doute ou de coercition et enfin, la cohérence des hypothèses alternatives (disparition volontaire, accident, intervention d’un tiers) serait soumise à l’appréciation du jury. Autrement formulé, dans un procès de Common Law, chacun de ces maillons serait éprouvé : légalité/fiabilité de la collecte (chaîne de garde), corrélations matérielles, robustesse des témoignages indirects, et surtout éviction explicite d’hypothèses alternatives (disparition volontaire, intervention d’un tiers, accident)
Les éléments divulgués (absence de corps ; lunettes brisées ; témoignages de disputes ; comportements interprétés ; « aveux » rapportés ; contexte conjugal) composent un faisceau essentiellement circonstanciel. Faute d’une exclusion convaincante, un doute raisonnable persisterait.
Or, dans le système français de la Civil Law, et ainsi que le dit l’avocat Georges Catala (défenseur de Jacques Viguier) Cédric Jubillar « a la tête de l’emploi… on l’a condamné pour ça », Il s’agit d’un verdict influencé par l’image plus que par la preuve. (https://actu.fr/occitanie/cagnac-les-mines_81048/cedric-jubillar-il-a-la-tete-de-l-emploi-on-l-a-condamne-pour-ca-analyse-l-avocat-de-jacques-viguier_63321097.html)
Cette remarque n’est pas anodine. Elle suggère que la perception sociale de l’accusé, son allure, son caractère, son statut, a pu influencer le regard porté sur lui, indépendamment de la valeur intrinsèque des preuves.
Dans les pays de Common Law, un tel biais serait sévèrement encadré. Le juge, par ses jury instructions, rappellerait fermement que la culpabilité doit être fondée uniquement sur des éléments probatoires, non sur des impressions morales ou sociales.
La justice anglo-saxonne redoute plus que tout le préjugé visuel ou médiatique, car il vicie la pureté du verdict.
III. La majorité du verdict : intime conviction contre unanimité ou quasi-unanimité
L’une des différences les plus significatives entre les deux systèmes réside dans la majorité requise pour déclarer la culpabilité.
La Cour d’assises statue à la majorité qualifiée. Depuis la réforme du 22 décembre 2021, la déclaration de culpabilité requiert six voix sur neuf (jurés et magistrats confondus).
Ainsi, trois votes dissidents suffisent à empêcher une condamnation, mais non à imposer un acquittement.
Ce mécanisme traduit la philosophie de « l’intime conviction » : la vérité judiciaire n’exige pas l’unanimité, mais une forte adhésion majoritaire est jugée suffisante.
À l’inverse, les systèmes anglo-saxons exigent presque toujours l’unanimité du jury.
Aux États-Unis, la jurisprudence fédérale (Ramos v. Louisiana, 590 U.S. (2020)) réaffirme que le Sixième Amendement impose l’unanimité pour tout verdict criminel grave.
Au Royaume-Uni, le Juries Act 1974 tolère exceptionnellement un verdict à 10 voix sur 12 après de longues délibérations.
Cette exigence traduit une conception plus exigeante du doute : si un seul juré nourrit encore un doute raisonnable, l’Accusation n’a pas rempli sa charge.
Or, dans le cas Jubillar, où les preuves demeurent essentiellement circonstancielles, il est hautement probable qu’un jury anglo-saxon n’aurait pu atteindre cette unanimité morale et rationnelle.
Conclusion
L’affaire Jubillar révèle, au-delà de son drame, une fracture culturelle du droit de la preuve.
Le juriste français raisonne en termes de faisceau d’indices et d’intime conviction alors que le juriste anglo-saxon, en termes de charge probatoire et de doute raisonnable.
Dans un procès de Common Law, l’accusation aurait pu présenter les mêmes indices ; mais la question posée au jury aurait été :« Êtes-vous convaincus, au-delà de tout doute raisonnable, que Cédric Jubillar a tué (ou prémédité le meurtre de) son épouse ? ».
Il est permis de douter que cette question eût trouvé douze réponses unanimes.
En revanche, la procédure française, par son caractère mixte, à la fois inquisitoire et participatif, admet que la conviction naisse d’une impression globale, d’un faisceau interprété, voire d’un ressenti moral.
Le danger tient alors à ce que « l’on condamne un homme non pour ce qu’il a fait, mais pour ce qu’il paraît être ».
La Common Law préfère acquitter dix coupables que condamner un innocent. Le système continental, parfois, préfère décider plutôt que douter.
Est-ce que Cédric Jubillar aurait été condamné par la Justice dans la sphère de la Common Law, dans un système d’administration de la preuve, la réponse est fort probablement pas !
Parvèz Dookhy
Docteur en Droit en Sorbonne
Avocat à la Cour
Daniel Fellous
Docteur en Droit
Avocat au Barreau de Paris