Le droit au silence dans une enquête pénale
Introduction
Le droit au silence est un principe fondamental du droit pénal, garantissant à toute personne mise en cause dans une procédure pénale le droit de ne pas s’auto-incriminer. Il constitue une émanation directe du respect des droits de la défense et du droit à un procès équitable. Reconnu tant au niveau national qu'international, ce droit joue un rôle central dans l'équilibre entre les prérogatives de l'autorité de poursuite et la protection des libertés individuelles.
I. Fondements juridiques du droit au silence
A. En droit interne
En droit français, le droit au silence n'est pas expressément mentionné dans le Code de procédure pénale (CPP) dans un article unique, mais il est consacré par plusieurs dispositions :
Article 63-1 du CPP : lors de la garde à vue, toute personne doit être informée qu'elle a le droit de ne pas répondre aux questions.
Article 116 du CPP : le mis en examen peut refuser de répondre aux questions du juge d’instruction.
Le droit au silence est également rattaché au principe du respect des droits de la défense, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ayant valeur constitutionnelle (Cons. const., déc. n° 76-70 DC du 2 déc. 1976).
B. En droit européen
Le droit au silence trouve une consécration explicite dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) :
CEDH, 25 février 1993, Funke c. France, n° 10828/84 : la Cour a jugé que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination constitue une norme internationale généralement reconnue.
CEDH, 17 décembre 1996, Saunders c. Royaume-Uni, n° 19187/91 : elle confirme que ce droit fait partie intégrante du droit à un procès équitable garanti par l'article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l'homme.
II. Le champ d’application du droit au silence
A. Les bénéficiaires du droit au silence
Le droit au silence bénéficie à toute personne suspectée ou poursuivie dans une procédure pénale, qu'elle soit placée en garde à vue, auditionnée librement, mise en examen ou renvoyée devant une juridiction de jugement.
Même les témoins peuvent, dans certaines circonstances, invoquer ce droit lorsqu’ils sont susceptibles de s’auto-incriminer (voir CEDH, Serves c. France, 20 octobre 1997).
B. Étendue du droit au silence
Le droit au silence couvre :
Le refus de répondre aux questions des enquêteurs, magistrats ou juges.
Le refus de coopérer activement dans certaines situations (ex : ne pas fournir des codes d'accès aux appareils électroniques, bien que la jurisprudence soit nuancée sur ce point).
👉 La Cour de cassation a récemment reconnu la protection du droit au silence face à certaines obligations techniques. Voir : Crim. 7 mars 2023, n° 22-83.419, où la Cour admet qu'exiger la divulgation d'un mot de passe peut porter atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer.
III. Les limites et évolutions du droit au silence
A. L'encadrement strict par les autorités judiciaires
Si le droit au silence est protégé, il n’interdit pas de tirer certaines conséquences du silence observé par le suspect, notamment à l’étape du jugement :
CEDH, 8 février 1996, John Murray c. Royaume-Uni : le silence peut être pris en compte, sous conditions, pour fonder une conviction de culpabilité, s’il est accompagné d’éléments objectifs.
En France, la jurisprudence de la Cour de cassation admet que les juridictions peuvent tenir compte du silence pour compléter leur appréciation des charges, sans en faire l’unique fondement d’une condamnation (Crim. 20 juin 2001, n° 01-81.013).
B. Les tensions entre efficacité de l’enquête et respect du droit au silence
Le développement des techniques d’enquête modernes (écoutes, surveillance électronique, perquisitions numériques) questionne l’articulation du droit au silence avec les obligations de coopération :
Dans l’arrêt CEDH, 5 novembre 2002, Allan c. Royaume-Uni, la Cour a condamné la pratique consistant à placer un agent infiltré dans la cellule d’un prévenu pour l’inciter à parler, la qualifiant de violation du droit au silence.
En France, l’évolution vers une procédure de plus en plus accusatoire, notamment avec la réforme de 2011 sur la garde à vue, renforce la nécessité d’informer le suspect de son droit au silence dès le début de l’enquête.
IV. Perspectives doctrinales et critiques
A. La doctrine favorable à une sanctuarisation accrue
De nombreux auteurs appellent à une affirmation plus forte du droit au silence dans le contexte des réformes successives :
Mireille Delmas-Marty évoquait déjà dans Le flou du droit pénal (1992) le risque d’un affaiblissement progressif des garanties procédurales au nom de l'efficacité.
Pour Emmanuel Dreyer, « la répression pénale ne peut se construire sur l’aveu comme unique vérité », plaidant pour une culture de l’enquête fondée sur la preuve.
B. Les critiques tenant au risque d'entrave à la vérité judiciaire
À l’inverse, certains praticiens estiment que le droit au silence est parfois instrumentalisé, notamment dans les affaires financières complexes. L’avocat général Jean Pradel évoquait un « silence stratégique » qui, dans certains cas, entrave la manifestation de la vérité (cf. La justice pénale contemporaine, Dalloz, 2004).
Le droit au silence constitue une garantie essentielle des libertés individuelles et du droit à un procès équitable. Si son fondement est aujourd’hui bien établi tant en droit interne qu’européen, son exercice reste confronté à des enjeux contemporains majeurs : pressions technologiques, exigences de sécurité publique, efficacité de la procédure pénale. Dans cette tension, le juge demeure le gardien de l’équilibre entre les nécessités de l’enquête et les droits de la défense.