6 juin 2025

Les méthodes d’interrogatoire d’un témoin par un avocat devant le juge : techniques, cadre juridique et enjeux stratégiques

L’interrogatoire d’un témoin constitue une phase cruciale du procès, tant en matière civile que pénale. C’est à ce moment que l’avocat peut chercher à conforter ou à ébranler une version des faits, à démontrer la crédibilité ou au contraire l’inconsistance d’un témoignage. Cette opération, bien que strictement encadrée par la loi et la jurisprudence, laisse place à des choix tactiques qui exigent une parfaite maîtrise du droit procédural, de la psychologie du témoignage et de l’éthique professionnelle.

I. Le cadre juridique de l’interrogatoire du témoin

A. Le fondement procédural de l’audition des témoins

En droit français, l’audition des témoins est encadrée différemment selon qu’il s’agit d’une procédure civile ou pénale.

  • En matière civile, l’article 202 du Code de procédure civile prévoit que « la preuve testimoniale est recevable dans les cas où l’écrit est admis ». Les témoins sont convoqués et entendus sous serment par le juge, assisté éventuellement d’un greffier. L’avocat peut poser des questions à la suite du juge.

  • En matière pénale, selon les articles 442 et suivants du Code de procédure pénale, les témoins sont cités devant la juridiction de jugement (tribunal correctionnel ou cour d’assises). L’interrogatoire est dirigé par le président, mais les avocats des parties peuvent poser des questions par son entremise ou, dans certains cas, directement (Cour de cassation, crim., 2 mars 1999, n° 98-83.163).

B. Les limites légales à l’interrogatoire

Le témoin est tenu de dire la vérité, sous peine de sanctions pénales (faux témoignage, art. 434-13 du Code pénal). L’avocat, quant à lui, doit respecter les principes déontologiques : pas de pression, pas de manipulation de la vérité.
Le Règlement Intérieur National de la profession d’avocat (RIN) impose à l’avocat de ne pas interroger un témoin de manière déloyale ou vexatoire (art. 1.3 et 6.3).

II. Les techniques d’interrogatoire : entre stratégie et déontologie

A. L’interrogatoire direct : construire une version cohérente des faits

Lorsqu’il s’agit de son propre témoin, l’avocat procède à un interrogatoire direct (examen principal). Il s’agit de guider le témoin sans orienter ses réponses, dans le but de construire une narration claire, crédible et chronologique. L’avocat évite ici les questions suggestives, interdites en principe (ex. : « N’est-il pas vrai que… ? »), sauf dans les cas où elles visent à rappeler un point non contesté.

L’avocat doit ici démontrer la crédibilité du témoin, tant par le fond de ses déclarations que par sa cohérence psychologique et verbale. La doctrine souligne l’importance de la préparation du témoin, sans jamais tomber dans le coaching illégal (C. Chainais, La vérité dans le procès civil, D. 2008, p. 2617).

B. Le contre-interrogatoire : la mise à l’épreuve du témoignage adverse

Le contre-interrogatoire (cross-examination), issu du droit anglo-saxon, est également pratiqué dans les juridictions françaises, surtout en matière pénale. Il s'agit ici de tester la solidité du témoignage adverse, en mettant en lumière ses contradictions, ses invraisemblances ou ses biais cognitifs (influence, mémoire altérée, etc.).

La jurisprudence reconnaît aux parties la possibilité de poser des questions précises, sans toutefois tomber dans le harcèlement ou la manipulation (Cass. crim., 14 nov. 2001, n° 01-84.029). L’usage de documents contradictoires ou d’éléments matériels (photos, échanges écrits) est permis pour confronter le témoin à d’éventuelles failles.

III. Les enjeux stratégiques de l’interrogatoire : vérité, persuasion, influence

A. La construction du récit judiciaire

L’interrogatoire du témoin ne se limite pas à un exercice de vérité : il participe à la mise en récit judiciaire, que chaque avocat cherche à imposer au juge. Le témoin, par ses mots, ses hésitations ou sa constance, peut renforcer l’image d’un client sincère ou, au contraire, fragiliser sa position.

Selon une analyse de M. Taruffo (La preuve judiciaire, LGDJ, 2010), l’interrogatoire doit être pensé comme un instrument rhétorique, au service de la crédibilité globale du dossier.

B. La maîtrise du cadre émotionnel et psychologique

L’efficacité d’un interrogatoire repose aussi sur sa capacité à gérer les émotions. L’avocat expérimenté sait calibrer la pression exercée : trop faible, le témoin reste dans sa zone de confort ; trop forte, le risque est de susciter l’empathie du juge envers lui.
L’avocat doit également savoir déceler les micro-signaux (hésitations, contradictions, fuite du regard), parfois révélateurs d’un trouble ou d’un mensonge.

IV. La jurisprudence récente : rappels et précisions

Plusieurs arrêts rappellent les limites à l’interrogatoire :

  • Cass. crim., 15 mai 2018, n° 17-85.256 : la cour de cassation rappelle que les questions posées par les avocats doivent respecter la dignité du témoin.

  • CE, 21 juin 2022, n° 447563 : le Conseil d’État rappelle, dans un contexte administratif, que la loyauté de l’interrogatoire est un principe d’ordre public.

  • Cass. civ. 2e, 6 oct. 2016, n° 15-22.865 : l'usage abusif de questions suggestives peut entacher la validité du témoignage et conduire à son rejet.

Conclusion

L’interrogatoire du témoin par un avocat est une épreuve d’équilibre : il faut concilier rigueur juridique, stratégie narrative et éthique professionnelle. Loin de se réduire à un simple échange de questions-réponses, il incarne l’un des moments les plus déterminants du procès. Une maîtrise technique, couplée à une capacité d’analyse psychologique, permet à l’avocat d’en faire un levier puissant de conviction judiciaire.

Parvèz Dookhy

Docteur en Droit en Sorbonne

Avocat à la Cour d'Appel de Paris

5 juin 2025

Le droit au silence dans une enquête pénale

Le droit au silence dans une enquête pénale

 

Introduction

 

Le droit au silence est un principe fondamental du droit pénal, garantissant à toute personne mise en cause dans une procédure pénale le droit de ne pas s’auto-incriminer. Il constitue une émanation directe du respect des droits de la défense et du droit à un procès équitable. Reconnu tant au niveau national qu'international, ce droit joue un rôle central dans l'équilibre entre les prérogatives de l'autorité de poursuite et la protection des libertés individuelles.

 

I. Fondements juridiques du droit au silence

 

A. En droit interne


En droit français, le droit au silence n'est pas expressément mentionné dans le Code de procédure pénale (CPP) dans un article unique, mais il est consacré par plusieurs dispositions :

 

Article 63-1 du CPP : lors de la garde à vue, toute personne doit être informée qu'elle a le droit de ne pas répondre aux questions.


Article 116 du CPP : le mis en examen peut refuser de répondre aux questions du juge d’instruction.


Le droit au silence est également rattaché au principe du respect des droits de la défense, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ayant valeur constitutionnelle (Cons. const., déc. n° 76-70 DC du 2 déc. 1976).

 

B. En droit européen


Le droit au silence trouve une consécration explicite dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) :

 

CEDH, 25 février 1993, Funke c. France, n° 10828/84 : la Cour a jugé que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination constitue une norme internationale généralement reconnue.

CEDH, 17 décembre 1996, Saunders c. Royaume-Uni, n° 19187/91 : elle confirme que ce droit fait partie intégrante du droit à un procès équitable garanti par l'article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l'homme.

II. Le champ d’application du droit au silence

 

A. Les bénéficiaires du droit au silence


Le droit au silence bénéficie à toute personne suspectée ou poursuivie dans une procédure pénale, qu'elle soit placée en garde à vue, auditionnée librement, mise en examen ou renvoyée devant une juridiction de jugement.

 

Même les témoins peuvent, dans certaines circonstances, invoquer ce droit lorsqu’ils sont susceptibles de s’auto-incriminer (voir CEDH, Serves c. France, 20 octobre 1997).

 

B. Étendue du droit au silence


Le droit au silence couvre :

 

Le refus de répondre aux questions des enquêteurs, magistrats ou juges.

Le refus de coopérer activement dans certaines situations (ex : ne pas fournir des codes d'accès aux appareils électroniques, bien que la jurisprudence soit nuancée sur ce point).

👉 La Cour de cassation a récemment reconnu la protection du droit au silence face à certaines obligations techniques. Voir : Crim. 7 mars 2023, n° 22-83.419, où la Cour admet qu'exiger la divulgation d'un mot de passe peut porter atteinte au droit de ne pas s'auto-incriminer.

 

III. Les limites et évolutions du droit au silence

 

A. L'encadrement strict par les autorités judiciaires


Si le droit au silence est protégé, il n’interdit pas de tirer certaines conséquences du silence observé par le suspect, notamment à l’étape du jugement :

 

CEDH, 8 février 1996, John Murray c. Royaume-Uni : le silence peut être pris en compte, sous conditions, pour fonder une conviction de culpabilité, s’il est accompagné d’éléments objectifs.

En France, la jurisprudence de la Cour de cassation admet que les juridictions peuvent tenir compte du silence pour compléter leur appréciation des charges, sans en faire l’unique fondement d’une condamnation (Crim. 20 juin 2001, n° 01-81.013).

 

B. Les tensions entre efficacité de l’enquête et respect du droit au silence


Le développement des techniques d’enquête modernes (écoutes, surveillance électronique, perquisitions numériques) questionne l’articulation du droit au silence avec les obligations de coopération :

 

Dans l’arrêt CEDH, 5 novembre 2002, Allan c. Royaume-Uni, la Cour a condamné la pratique consistant à placer un agent infiltré dans la cellule d’un prévenu pour l’inciter à parler, la qualifiant de violation du droit au silence.

En France, l’évolution vers une procédure de plus en plus accusatoire, notamment avec la réforme de 2011 sur la garde à vue, renforce la nécessité d’informer le suspect de son droit au silence dès le début de l’enquête.

IV. Perspectives doctrinales et critiques

 

A. La doctrine favorable à une sanctuarisation accrue


De nombreux auteurs appellent à une affirmation plus forte du droit au silence dans le contexte des réformes successives :

 

Mireille Delmas-Marty évoquait déjà dans Le flou du droit pénal (1992) le risque d’un affaiblissement progressif des garanties procédurales au nom de l'efficacité.

Pour Emmanuel Dreyer, « la répression pénale ne peut se construire sur l’aveu comme unique vérité », plaidant pour une culture de l’enquête fondée sur la preuve.


B. Les critiques tenant au risque d'entrave à la vérité judiciaire


À l’inverse, certains praticiens estiment que le droit au silence est parfois instrumentalisé, notamment dans les affaires financières complexes. L’avocat général Jean Pradel évoquait un « silence stratégique » qui, dans certains cas, entrave la manifestation de la vérité (cf. La justice pénale contemporaine, Dalloz, 2004).

 

Le droit au silence constitue une garantie essentielle des libertés individuelles et du droit à un procès équitable. Si son fondement est aujourd’hui bien établi tant en droit interne qu’européen, son exercice reste confronté à des enjeux contemporains majeurs : pressions technologiques, exigences de sécurité publique, efficacité de la procédure pénale. Dans cette tension, le juge demeure le gardien de l’équilibre entre les nécessités de l’enquête et les droits de la défense.